La Syrie où le scénario de violences importées

Comme dans tout conflit, rechercher le " bon " et le " méchant " est stérile car chaque protagoniste défend des intérêts et une vision qui correspondent  à ceux d'un groupe donné pour lequel chacun est en droit d'éprouver sympathie ou antipathie. Il faut donc examiner qui représente quel intérêt dans le conflit syrien avant toute prise de position. Il est clair que, à la différence des premiers mois de tensions en Syrie où chaque camp prétendait représenter l'intérêt du peuple syrien, aujourd'hui, chacun est lié à un réseau international qui a transformé un conflit qui n'a en fait jamais été vraiment " local " en un conflit international dans lequel le territoire syrien sert de terrain de jeu à différents protagonistes.

Rappelons seulement que des tensions historiques existaient en Syrie depuis son indépendance entre partisans d'une Syrie plus ou moins islamique, plus ou moins socialiste, plus ou moins panarabiste. Tensions auxquelles se sont ajoutées dans les dernières années des clivages sociaux et régionaux qui se sont développés avec l'affaiblissement des politiques d'interventionnisme économique de l'Etat sous la pression du FMI, ce qui a abouti à créer des tensions qui ont pu reprendre la forme des différences héritées de l'histoire plus ancienne. Ces tensions ne suffisent pas à expliquer le conflit actuel car la Syrie était sans doute moins que d'autres pays arabes traversée par des phénomènes de polarisation. En revanche, elle occupe une position stratégique dans le contexte du conflit historique israélo-arabe et pour l'écoulement des richesses énergétiques provenant de la péninsule arabique, d'Irak et d'Iran. A quoi se sont ajoutées récemment les conséquences de la découverte de gisements de gaz le long du littoral syrien et des pays voisins (Liban, Israël-Palestine, Egypte) qui peuvent souhaiter contrôler l'acheminement du gaz ou du pétrole. On cite en particulier l'intérêt de Qatar gaz pour un  gazoduc passant par Quseir.

   Le conflit syrien permet d'observer l'affrontement entre les puissances capitalistes occidentales globalement en déclin, leur allié (Israël) et leurs agents d'influences (les pétromonarchies) avec les puissances émergentes (Russie, Iran, Chine en particulier) et leurs associés, la Turquie jouant désormais un jeu trouble car elle est membre de l'OTAN, alliée militaire d'Israël, mais démontre une volonté politique de se hisser au rang de puissance régionale. Il faut donc analyser l'évolution du conflit syrien sur deux niveaux, celui des bases sociales syriennes des différents camps en présence et celui des intérêts étrangers intervenant dans ce pays.

   Au début, Damas considérait que l'on avait affaire à une ingérence étrangère manipulant des problèmes locaux tandis que les différentes forces de l'opposition armée et ses relais émigrés prétendaient que l'on avait affaire à une révolte du peuple syrien d'abord pacifique puis ensuite seulement militarisée contre un gouvernement non représentatif qui devait s'écrouler en quelques semaines. Avec l'afflux de combattants étrangers et d'aides financières et militaires, le conflit a pu être considéré d'un côté comme un conflit entre l'Etat syrien et des agents d'une ingérence extérieure. Puis aujourd'hui, le conflit ayant atteint un stade supérieur, les partisans de l'opposition armée ne nient plus la participation d'étrangers à leur combat ni l'aide qui afflue des pétromonarchies, de Turquie, mais aussi des pays occidentaux, voire d'Israël. Mais ils prétendent qu'n face, l'armée syrienne ne tient que grâce aux combattants libanais du Hezbollah et à l'intervention directe de forces iraniennes combinée à l'aide militaire et économique de la Russie et de la Chine.

* Maître de Conférences au Centre de Recherche 'Europes-Eurasie' à Paris et Directeur de " La Pensée Libre
Les proportions de facteurs étrangers à la Syrie restent à préciser mais il n'en reste pas moins que si, chronologiquement, les forces de l'opposition armée n'auraient pu atteindre la force qu'elles représentent sans une ingérence directe d'acteurs étrangers dans les combats, les forces du gouvernement syrien ont d'abord fait front seules avant d'obtenir des aides étrangères substantielles. Quoi qu'il en soit, cette crise est bien devenue internationale, une crise des rapports entre puissances. Il faut donc d'abord définir dans leurs grandes lignes, les fondements sur lesquels s'appuient les différents acteurs du conflit.

Clivages internes

   On peut soutenir qu'en Syrie même, les forces assez hétéroclites de l'opposition armée plus ou moins liées à des personnalités et organismes émigrés s'appuient principalement sur des populations habitant les régions périphériques du pays, plutôt pauvres, rurales et de religion musulmane sunnite. En particulier à l'ouest d'Alep, en Mésopotamie, le long des frontières libanaises et jordaniennes et dans certaines banlieues de Damas. Sociologiquement, cette opposition armée recrute plutôt dans ces campagnes et dans les catégories de ce qu'on appelait autrefois le lumpenprolétariat, avec en plus, l'engagement de diverses couches de l'émigration politique accumulées au cours des dernières décennies. En face, le gouvernement peut s'appuyer sur le noyau dur du Baath et des partis de gauche qui lui sont historiquement liés ainsi que sur une frange non négligeable d'opposants souvent sortis de prison, qui n'ont pas accepté l'ingérence étrangère et qui ont donc plus ou moins rallié le camp des partisans de l'armée syrienne, sans pour autant accepter toujours de cautionner les méthodes utilisées par les dirigeants du pays avec à leur tête Bachar El Assad. Sociologiquement, le camp des " partisans de l'Etat et de la non ingérence " est mieux implanté dans les grandes villes, au sein des minorités religieuses ou ethniques, au sein de la nouvelle bourgeoisie sunnite qui a émergé avec les réformes économiques des années 2000 et au sein de ce qui reste de la classe ouvrière, beaucoup d'usines ayant été détruites ou démantelées par les rebelles au cours du conflit. Contrairement aux discours simplistes sur le caractère " alaouite " du régime, les musulmans sunnites sont divisés en deux, ce qui explique pourquoi plusieurs dignitaires et savants religieux sunnites ont été assassinés par des partisans de l'opposition armée. Pour les sunnites favorables à l'Etat, voire au régime, comme pour les partisans d'une laïcité plus nettement affirmée, l'islamisme qui attaque le régime, est avant tout un islam d'importation wahabite opposé à l'islam syrien traditionnellement ouvert et tolérant. Malgré des divergences, le régime semble avoir gardéune certaine unité, alors que les forces d'opposition sont divisées en multiples armées concurrentes, le facteur kurde étant venu récemment se rajouter au tableau.

Clivages internationaux

   Même si l'on polémique toujours pour savoir si les premières manifestations furent pacifiques ou d'emblée marquées par la participation d'individus armés, il paraît évident que le conflit a pris très tôt une forme contrastant radicalement avec les regroupements de manifestants sur les places comme en Tunisie ou en Egypte. A ce stade, il faut poser la question de qui a quel intérêt. La Syrie permet à certains de conserver des positions tandis qu'elle permet à d'autres d'essayer de les en déloger. Elle est en effet liée stratégiquement à la Russie depuis longtemps comme elle est proche de l'Iran depuis le début des tensions entre Hafez el Assad et Saddam Hussein. Ces deux Etats ont donc intérêt à défendre leur allié, d'autant plus que, dans le cas de la Russie, comme de façon moins visible de la Chine, la façon dont l'OTAN est intervenue dans la guerre en Libye a démontré le caractère expansionniste des puissances capitalistes en crise économique. Comme ce fut souvent le cas dans l'histoire du capitalisme, la guerre est le moyen le plus efficace de résoudre les contradictions internes du système. D'où sans doute les guerres sans fin auxquelles nous assistons depuis la fin du monde bipolaire, alors même que l'Occident n'a en principe plus d'ennemi idéologique. Face à cet Occident-là, les puissances émergentes semblent avoir trouvé des moyens de développement plus pacifiques, liés souvent à un interventionnisme économique d'Etat plus marqué que dans le cadre du libéralisme échevelé qui a dominé l'Ouest au cours des dernières " trente piteuses ". Ces Etats ont donc montré que c'est en Syrie que devrait s'arrêter l'offensive qui vise à faire de l'OTAN le propriétaire de l'axe stratégique qui s'étend des rives atlantiques du Sahara jusqu'au Xinjiang chinois. Axe qui, s'il était contrôlé par les puissances capitalistes occidentales, permettrait de couper en deux l'Eurasie, de contrôler les flux énergétiques planétaires et donc de contrôler le développement de l'Asie orientale, tout en cassant les rares Etats encore plus ou moins indépendants situés sur cet axe (Algérie, Syrie, Iran). Les peuples musulmans étant dans leur majorité opposés à l'impérialisme des vieilles puissances coloniales et de leur protecteur d'outre-Atlantique, ils ont toléré, puis choyé, le développement d'un islamisme " new look " puritain wahhabite, assez semblable à son équivalent néo-évangélique chez les Anglo-saxons et qui a trouvé son havre à l'ombre des puits de pétrole de la péninsule arabique.

Une masse  "lumpénisée " dans un monde sous tension

   Partout dans le monde arabe et ailleurs, en particulier dans les pays surpeuplés comme l'Egypte ou en Arabie saoudite, il existe une masse de jeunes mal formés, désœuvrés, frustrés, accros à l'imaginaire des séries télévisées qui rêvent tous de l'idéologie du petit (voire du gros) propriétaire alors qu'ils passent leur journée dans la précarité ou à " tenir le mur ". Cette masse potentiellement dérangeante a commencé à être utilisée dans le premier conflit d'Afghanistan puis elle a essaimé dans tous les autres conflits après avoir été dressée à l'idéologie des riches pétro monarques. Aujourd'hui, elle a rejoint la Syrie, après l'Afghanistan, la Yougoslavie, l'Irak. Nouvelle forme de mercenariat ou d'aventurisme guerrier.

   Au cours de l'année écoulée, l'armée syrienne a remporté victoire sur victoire, ce qui explique sans doute la fébrilité des dernières opérations et des répressions lancées par les rebelles. On peut aussi croire que la récente attaque au gaz constitue encore une tentative de manipulation médiatique chargée de remettre les opposants syriens sur le devant de la scène .ou  pour déstabiliser ce pays rétif à l'ordre mondial, ou pour créer un rapport de force plus favorable aux positions des puissances de l'OTAN en cas de négociation avec Moscou. Mais le risque est grand de voir le conflit en Syrie déborder vers les pays voisins eux aussi en crise tandis que la masse de jeunes combattants sans perspectives ira hanter les champs de bataille d'ici ou d'ailleurs dans des guerres sans fin entretenues par un système capitaliste à bout de souffle et des monarchies absolues d'un autre âge.

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