Le choix des F-35 : le tribut du vassal belge au Pentagone

Ce 21 décembre, l’ambassadeur américain en Belgique visitait l’entreprise aéronautique SABCA. Enjeu : cette entreprise voudrait être choisie pour entretenir les F-35, modèle récemment choisi par le gouvernement belge pour remplacer les avions de combat F-16 dont est équipée notre force aérienne. Mais si l’entreprise fait sa cour à l’ambassadeur, c’est que rien n’est encore décidé à ce stade en termes de contrat de maintenance. Pourquoi avoir annoncé haut et fort le choix définitif d’un fournisseur (Lockheed Martin), alors que les retombées et partenariats économiques sont encore à définir ? Tout le monde sait qu’on n’a de rapport de force dans une négociation qu’avant de s’être engagé, plus après.

Ce qui peut surprendre aussi, c’est que les Etats-Unis, représentés par leur ambassadeur, aient leur mot à dire sur le choix de l’entreprise de maintenance. Cela illustre que l’achat de ces avions de combat n’est pas un simple achat de matériel, mais implique un partenariat entre Etats. Un partenariat dans lequel nous ne pesons pas bien lourd.

Une dépense de « luxe »

Pourquoi la Belgique dépenserait-elle des milliards pour de nouveaux avions de chasse (3,5 milliards prévus pour l'achat des avions mais 15 milliards de prix total sur les 40 ans de durée de vie, avec équipements, armement, maintenance, etc.) ? Il y a évidemment bien d'autres besoins, vitaux et prioritaires : environnement et transition énergétique, justice, santé, enseignement, lutte contre la pauvreté, etc. On doit aussi se demander si cela a du sens militairement de bâtir une force aérienne à l'échelle d'un pays aussi petit, et si ce n'était pas l'occasion de créer, à l'échelle européenne ou de quelques pays voisins, une force aérienne de défense réellement intégrée. Mais imaginons qu’une majorité de la population de notre pays estime qu’il faille renouveler nos avions de combat. OK, mais pourquoi faire ? Sans doute le citoyen pondéré répondra que si la Belgique a besoin d'avions de chasse, ce sera d'abord (voire uniquement) pour assurer sa défense contre une attaque aérienne hostile. Or le F-35 n'est pas du tout un avion convenant à cet usage.

Pas un chien de garde, mais un (american) pit bull

Les avions de chasse ne sont pas tous équivalents, ils ont leur spécificité. Parmi celles-ci, certains sont des intercepteurs (avions conçus pour intercepter un autre avion hostile), et ont pour qualités la vitesse et la manœuvrabilité. D’autres sont des avions d’attaque au sol, d'autres encore des chasseurs-bombardiers ; ceux-là privilégieront la capacité d’emport de bombes. Le F-35 n'est pas un intercepteur, c’est essentiellement un chasseur-bombardier d'attaque de deuxième vague. Dans un scenario de frappe aérienne, une première vague de chasseurs rapides et agiles auront pour mission de neutraliser les forces aériennes ennemies, et les principaux sites de défense anti-aérienne. Ensuite, une fois le ciel nettoyé des ennemis, on envoie la deuxième vague d'attaque. Celle-ci sera composée d'avions plus lents (ils ne devront plus faire face aux intercepteurs ennemis), éventuellement furtifs (pour échapper aux sites de missiles anti-aériens mobiles qui resteraient), mais surtout capables de transporter de lourdes bombes, pour attaquer les sites ennemis stratégiques : centres de commandement, camps et équipements militaires, installations de fourniture d'énergie, industries stratégiques, etc.

Le F-35 n'est donc pas un avion de défense. L'establishment militaire vante son caractère "furtif" (« stealth » en anglais, soit sa faible visibilité avec les radars actuels), que n'ont pas ses concurrents; pourquoi un avion de défense (qui reste normalement au-dessus de son propre territoire) devrait-il être furtif ? La furtivité sert à échapper aux stations radar et aux systèmes de défense, donc à ne pas être repéré lorsqu'on survole un territoire ennemi. C’est l’agresseur qui tire avantage à être invisible, pas la sentinelle, dont la visibilité est dissuasive. Ce sont les militaires qui sont en tenue de camouflage, pas les gendarmes. Le F-35 n'est adapté qu’en « deuxième vague ». Ce qui veut dire, pour ceux qui estimeraient nécessaire que la Belgique se dote d'une capacité d'attaque, que la Belgique ne pourrait jamais mener une attaque seule, elle devrait toujours être précédée d'avions d'attaque de première vague. Le F-35 est un avion idéal pour ce que nos F-16 ont fait en Syrie : mener des opérations de bombardement ciblées, dans un terrain sans force aérienne hostile, et au sein d'une coalition dont les autres membres sont dotés des appareils capables de sécuriser le terrain.

Le F-35 est un appareil pour aller bombarder en meute. Les militaires rappellent qu’il est connecté "en réseau". Ce n'est évidemment pas pour faire réseau avec la poignée d’autres appareils belges qui seront en vol, pas non plus avec tous les appareils d'une "coalition". Ainsi le F-35 est capable de marquer des cibles pour des armements de longue portée tirés depuis des bombardiers lourds. De nouveau, la Belgique ne possédant (heureusement) pas de bombardier lourd, cette qualité n’est utile que dans le cadre d’une attaque en coalition avec une grande puissance « compatible ».

Or si une majorité de citoyens estime peut-être (à vérifier !) que la Belgique doit avoir une force aérienne, cette majorité estimerait-elle aussi que la Belgique a besoin d'une force aérienne non pas pour se défendre, mais pour bombarder d'autres pays ?

Un avion qui réduit notre souveraineté

Le F-35 est l'appareil idéal pour une nation "vassale" (c'est-à-dire une nation qui participe à une action militaire sans la diriger), dans un scénario de guerre de grande ampleur tel que les développe l'OTAN. Un scénario où, sous la direction des Etats-Unis, ses partenaires l'accompagneraient dans l'agression d'un grand pays comme l'Iran voire la Chine ou la Russie. Ainsi, comme l’explique la lettre d’information spécialisée TTU reprise par le monde diplomatique (Juillet 2017, Mirage au royaume des Saoud), ces matériels sont inutilisables de manière autonome, « tant pour des raisons de maintenance, de paramétrage que d’intégration ». La France, par contre, a « toujours cherché à se démarquer en permettant aux pays clients d’utiliser et de faire évoluer leur matériel selon leurs propres besoins opérationnels, en leur donnant accès aux codes sources et aux bases de menaces, dans le cadre d’une relation de partenariat plutôt que de vassalisation .

Notre premier ministre a cru clore la discussion sur le choix de l’appareil à acheter en disant que le F-35 est le candidat le moins cher à l’unité. Certes, mais cela nécessite d’être nuancé :

  • Le prix d’un avion est une décision purement arbitraire. Les programmes de développement sont devenus si complexes, l’imbrication du public et du privé si étroite, que le prix peut varier selon ce que l’on compte. C’est une question essentiellement politique, dès lors qu’équiper un pays tiers de son armement est d’abord d’intérêt stratégique avant d’être économique. Ainsi le programme de développement du F-35 ayant tellement dérapé (2500 milliards USD), son prix était encore récemment aux alentours de 150 millions USD l’unité. Devenu quasiment invendable, il a été décidé de baisser son prix à +- 90 millions USD. C’est bien parce que les coûts de développement passés et futurs ne sont pas comptés que la Belgique l’aura à 76,3 millions d’euros l’unité.
  • Mais le prix c’est bien plus que le prix initial d’achat, c’est le prix à l’usage. Le F-35 est sur ce point très handicapé. Appareil fragile et sophistiqué, il coûte beaucoup en maintenance et en accessoires, et ne pourrait voler que 15 heures par mois (50 heures de maintenance par heure de vol). Le Saab Gripen serait ainsi 3 à 4 fois moins cher que le F-35 par heure de vol. Il faut noter qu’avec ses 34 appareils, l’armée belge n’en aura pas suffisamment pour en avoir constamment au moins un en vol. Dans un scenario de tension et de menace imminente, nous ne pourrions donc même pas avoir une garde « en vol » pour intercepter rapidement un éventuel agresseur.

Depuis 70 ans, la Belgique fait le choix stratégique de s'aligner militairement sur l'OTAN et donc sur les Etats-Unis. Mais l'élection de M. Trump devrait maintenant nous ouvrir les yeux quant au futur. Les Etats-Unis ne seront pas éternellement les "grands-frères protecteurs" de notre pays. Pire, nous pourrions très bien un jour avoir des intérêts stratégiques divergents, voire opposés, à ceux des Etats-Unis. N'oublions pas que le choix de nouveaux avions est fait pour 40 ans. Qui peut prétendre, sans peur du ridicule, que les équilibres géostratégiques ne changeront pas d'ici-là ? En tous cas, une chose est sûre : pendant 40 ans nous serons pieds et poings liés , à la merci des choix stratégiques des Etats-Unis.

Quel aura été, dans la décision, le poids de la question nucléaire ? Le F-35 est le seul appareil parmi les candidats à être capable d’emporter les bombes nucléaires américaines stockées par la Belgique. Ces bombes sont non seulement illégales, non nécessaires (quel intérêt à ce que la Belgique puisse poster pour les Etats-Unis quelques bombes, face à l’immense capacité nucléaire de ce pays ?), mais ont en fait pour seul rôle de nous corseter. Car le F-35 était, parmi les candidats, le seul à pouvoir emporter ces bombes, les Etats-Unis refusant de partager les protocoles avec les constructeurs étrangers.

Notre impôt au suzerain

Acheter des F-35, c’est payer un tribut aux Etats-Unis. Trump a souvent martelé que les pays de l’OTAN devaient augmenter leurs dépenses militaires à 2% de leur PIB. Est-ce pour diminuer d’autant le budget US ? Evidemment que non. Les Etats-Unis tiennent à leur supériorité. Il s’agit, en augmentant les budgets militaires des « alliés », de multiplier les commandes aux entreprises américaines, et nourrir son tentaculaire complexe militaro-industriel. La Belgique aurait évidemment pu faire un autre choix. Le plus light, le moins coûteux et le moins engageant aurait été d’acheter d’occasion des F-16 grecs, quasi inutilisés. Il ne s’agit pas de la version du F-16 telle que nous l’avons achetée il y a 40 ans, mais d’une version évoluée et récente, à l’avionique (électronique embarquée) de pointe. Le F-16 s’est révélé avec le temps être un bon appareil, fiable et versatile, et plus que suffisant pour une petite nation comme la Belgique.

Parmi les appareils présélectionnés, le choix le moins coûteux à l’heure de vol et le plus neutre géopolitiquement aurait bien sûr été le Saab Gripen suédois. Coïncidence ? Saab a renoncé à faire une offre à la Belgique, parce que la demande belge implique "une politique étrangère et un mandat politique suédois qui n'existent pas aujourd'hui". Rappelons que la Suède est un pays militairement neutre, apte à se défendre mais qui refuse d’agresser. Cette position confirme entièrement que le choix d’un avion est d’abord le choix d’une politique étrangère. Choisir le F-35, par contre, c’est choisir un appareil totalement inapproprié à nos besoins réels, un appareil exagérément cher, peu fiable et fragile, qui nous lie inextricablement à la politique des Etats-Unis. Le seul intérêt d’un tel achat est de démontrer une totale allégeance au « suzerain ».

Imprimer E-mail

Ajouter un Commentaire