Réapprendre à gagner

RYANAIR, trois jours de grève coordonnée entre 6 pays d’Europe ; le mouvement unit les pilotes et le personnel de cabine. Le géant arrogant, qui depuis plus de vingt-cinq ans prospère sur le manque de coordination sociale européenne, sur les aides publiques et la division des travailleurs, commence à accepter d’appliquer les lois locales et les fondements de la concertation sociale. La lutte n’est pas terminée ; le dialogue ne fait que débuter, et déjà RYANAIR essaie d’échapper à ses propres concessions via les sous-traitants (qui sont eux-mêmes des sociétés du groupe). Mais une étape est franchie.

“Ce n'est pas la fin. Ce n'est même pas le commencement de la fin. Mais, c'est peut-être la fin du commencement.” Winston Churchill, 1942

Fin septembre 2018, deux jours de grève totale chez SWISSPORT CARGO (entreprise de chargement des avions cargo) à Zaventem permettent d’obtenir l’engagement de nouveaux effectifs en nombre, un renfort immédiat de matériel de chargement, et le paiement des jours de grève. Cerise sur le gâteau, un syndicat exige et obtient en sus … un jour de congé pour se remettre de la grève. Fin octobre 2018, il faut 7 jours de grève chez AVIAPARTNER (entreprise de chargement des bagages dans les avions de transport de passagers) et un mouvement de solidarité de travailleurs d’autres entreprises de l’aéroport, mais le résultat est là : nouvelles embauches significatives, remplacement du matériel défectueux, …

Après plusieurs jours de grève coordonnée en novembre, puis des actions spontanées du personnel, un accord ambitieux est atteint chez BPOST : là aussi des engagements (1000 !) pour diminuer la charge de travail des agents en place, revalorisation salariale et augmentation du nombre de jours de congé. Si des emplois se créent, c’est visiblement plus le fait de la lutte sociale que des mesures pro-patronales du gouvernement. Malgré toutes les mesures prises pour diminuer le coût du travail pour les entreprises, leur tendance naturelle reste de pressurer un maximum les travailleurs. Il faut des mouvements sociaux pour qu’enfin on engage. Mais ce qui doit surtout être relevé, c’est que la lutte paie et que l’arrogance patronale s’effrite.

La grande peur patronale est que s’épuise l’armée de réserve et que les salaires repartent à la hausse.

Depuis mai 2018, la FEB le martèle : le problème économique principal est, selon elle, celui des métiers en pénurie. Avec soi-disant «140 000 postes vacants». Pieter Timmermans, administrateur délégué de la FEB : 'La pénurie qui frappe le marché du travail freine la croissance économique. Des augmentations salariales incontrôlables pourraient en outre menacer la compétitivité de nos entreprises. Il est dès lors essentiel de pourvoir les nombreux postes vacants : cela donnera aux entreprises la possibilité de se développer et aux demandeurs d'emploi de retrouver du travail. J'attends avec impatience le résultat final du deal pour l'emploi et souhaite avec la FEB y contribuer au maximum pour le faire aboutir.'

Quelles sont les solutions proposées par la FEB ?

- La FEB propose-t-elle d’augmenter les salaires pour rendre ces métiers plus attractifs ? Non, tout au contraire, la FEB préconise de continuer à empêcher la hausse des salaires. Notamment à l’occasion de l’AIP (accord interprofessionnel) 2019-2020.

Il faut une sortie de la FGTB disant que les travailleurs n’accepteront pas une marge salariale de 0% (dans le mécanisme de la loi sur la compétitivité de 1996, durcie par le gouvernement Michel I, la marge salariale est le carcan qui limite l’augmentation de la masse salariale pour les deux années suivantes) et le mouvement des gilets jaunes, pour que la FEB mette le sujet en veilleuse et que l’idée circule de « donner du mou » à ce carcan trop drastique.

- La FEB propose-t-elle de sécuriser le revenu des chômeurs pour qu’ils puissent suivre une formation de qualité sans tomber dans une précarité qui les ferait entrer dans le cercle vicieux de la désocialisation ? Non, bien au contraire, la FEB préconise l’activation des chômeurs, ce qui pour elle passe par la dégressivité accrue des allocations. Le chômeur, anxieux de voir ses allocations fondre rapidement, sera enclin à prendre le premier emploi venu et à ne pas se montrer difficile sur les conditions, notamment de salaire. Faire en sorte que les travailleurs ayant perdu leur emploi acceptent un autre emploi à un salaire moindre, c’est ce que signifie sans doute la phrase « les demandeurs d'emploi doivent eux aussi veiller à leur employabilité, être disposés à s'adapter en permanence et oser regarder au-delà d'un diplôme souvent obtenu depuis de nombreuses années [et donc périmé ?] ou d'un emploi longtemps exercé. [et donc bien payé] »

- La FEB propose-t-elle de favoriser la fidélité des travailleurs par des mécanismes d’évolution salariale automatique et transparente en fonction de l’expérience professionnelle ? Non, au contraire, la FEB demande de supprimer tout mécanisme d’augmentation des salaires lié à l’ancienneté et d’adapter la politique salariale à la productivité et au mérite. Nous savons ce que cela donne, concrètement, dans les entreprises : on augmente les salaires à la tête du client, et uniquement pour ceux qui crient le plus fort. Un bon travailleur qui ne réclame rien n’a rien (pourquoi payer plus celui qui se contente sagement de ce qu’il a ?), jusqu’à ce qu’il se rende compte de l’injustice et, soit claque la porte, soit perde toute motivation. « Productivité », « mérite », cela sonne bien et donne l’apparence d’un système juste. Pourtant les patrons ont la hantise de la transparence des salaires. Dans certaines entreprises, il est ouvertement dit que communiquer son salaire à un collègue est une faute. Pourquoi ? Pour éviter que les travailleurs ne fassent des comparaisons et ne se rendent compte de l’injustice. Seuls les barèmes et un mécanisme d’évolution basé sur des critères objectifs donne aux travailleurs la confiance qu’ils seront traités équitablement.

- Autre mesure proposée par la FEB : la migration économique. Comprenez « susciter la migration, mais uniquement de travailleurs correspondant au profil désiré par les employeurs ». La « migration choisie », importer de la main-d’œuvre qualifiée et à bas coût. L’ouverture des frontières ne répond ici à aucun objectif humaniste. Au contraire, il s’agit encore et toujours de faire pression sur les salaires en augmentant l’offre de main-d’œuvre.

Derrière la « pénurie » : un rapport de forces qui bascule

Il n’y a pas de vraie pénurie, sauf peut-être dans certains métiers de niche. Rien qui justifierait les mesures « à large spectre », appliquées indistinctement comme le préconise la FEB.

Le fantasme de la FEB aurait été de profiter des derniers feux d’un gouvernement tout acquis à sa cause pour donner encore quelques coups sur la tête des travailleurs, et ainsi espérer calmer leurs revendications pour quelques mois ou années encore. Mais cet espoir a vécu, dissous dans les manœuvres pré-électorales. La N-VA et le MR savent aussi qu’ils ne pourront pas vendre à un électorat populaire, ni même de classe moyenne, leurs mesures économiques qui n’ont profité qu’aux plus aisés. Pour à nouveau tromper le chaland aux élections de mai 2019 il faut ressortir d’urgence les miroirs aux alouettes : le nationalisme pour les uns, le « libéralisme social » pour les autres. Espérons que tous auront bien compris que ce ne sont que des leurres, des appâts pour les votes ; quatre années de pouvoir ont bien montré que MR, N-VA, Open VLD et CDH savaient très bien, une fois au pouvoir, enlever leurs masques et s’accorder pour piller les travailleurs.

Mais ce que dit surtout la campagne de la FEB, c’est qu’elle craint le retour d’une classe laborieuse plus exigeante. Le « marché » du travail se tend. Les employeurs ont besoin d’une main-d’œuvre qualifiée et motivée. Il n’y a plus, pour chaque poste de travail, des « centaines de chômeurs qui attendent pour prendre ta place ». Les travailleurs ont entretemps aussi compris combien ils ont été volés depuis trente ans, et que les gouvernants sont complices. Le rapport de forces s’inverse. Le temps est au retour des revendications fermes. La peur changerait-elle de camp ?

Gagner se joue aussi dans la tête ; lorsqu’on a pris l’habitude de battre en retraire, il faut savoir relever la tête, reprendre confiance et aplomb.

Mais que le rapport de forces s’inverse ne suffit pas, il faut aussi savoir l’exploiter. Longtemps, ces dernières décennies, le travail syndical consistait à « reculer le plus lentement possible », soit à tenter de ralentir un détricotage social jugé inéluctable. Le rapport de forces n’y était plus. Et même lorsqu’il y était, on n’y croyait pas vraiment. Beaucoup de syndicalistes ont trop pris l’habitude des concessions non réciproques. On est déjà content quand l’employeur respecte les lois et conventions, alors exiger plus … Revendiquer avec détermination et gagner est une question de confiance.

Les organisations syndicales, devenues craintives, habituées à se faire humilier, tétanisées par un gouvernement rouleau-compresseur, se font pousser dans le dos, voire dépasser, par des travailleurs aux abois qui vivent tous les jours le « futur » selon Amazon, Ryanair et Uber, mais aussi, de manière moins visible mais beaucoup plus profonde, les effets du dumping social décomplexé : délocalisation débridée, accélérée par les moyens de télécommunication et une logistique internationalisée, détachement de travailleurs au sein de l’UE pour éluder les cotisations sociales, statuts de travailleurs « alternatifs » comme le statut « indépendant », le flexi-job ou le « volontariat rémunéré ». Les ravages de l’ingénierie sociale, sur laquelle le gouvernement non seulement ferme les yeux, mais qu’il encourage par des lois subversives, sont maintenant palpables. Le mouvement des gilets jaunes est une piqûre de rappel. Le 15 décembre je lisais sur la veste fluorescente d’une manifestante « Jobs, jobs, jobs de merde ». Heureusement les organisations syndicales n’ont pas et ne doivent pas avoir le monopole de la revendication sociale. Il est bon qu’elles se fassent déborder de temps à autre, lorsque les courroies de transmission se grippent.

Les temps sont mûrs, le rapport de forces est plus favorable, les travailleurs veulent reprendre ce qu’on leur a volé. Il y a des victoires. Et la victoire appelle d’autres victoires, parce qu’elle rappelle qu’on peut gagner. Il est temps de le vouloir, à tous les échelons.

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