Comment Bruxelles et Washington ont installé Mobutu

Passionnant ouvrage que propose Ludo De Witte à qui s’intéresse à l’histoire du Congo, en particulier à la période particulièrement troublée entre l’assassinat de Patrice Lumumba, premier Premier ministre du Congo indépendant, et la prise du pouvoir de Mobutu quatre ans plus tard. De Witte s’est fait connaître par la publication de son livre L’assassinat de Lumumba en 1999. Son retentissement donna lieu à une commission parlementaire qui ne put que reconnaître la lourde responsabilité de la Belgique dans ce meurtre.

Le Congo ne se résigna pas à la disparition de son leader, immensément populaire. Mais la plupart des proches de Lumumba, soit changèrent de camp et s’accommodèrent du régime dirigé par le président Kasa Vubu, pro-occidental, soit choisirent l’exil, en particulier en fuyant à Brazzaville, capitale de l’autre Congo, alors engagé sur une voie socialiste. Cependant, jusqu’en 1963, les tensions se sont concentrées au Katanga, la riche province minière qui avait fait sécession sous la direction de Moïse Tshombe, ouvertement soutenu par le patronat belge et dont l’armée, composée en partie de mercenaires occidentaux, était encadrée par des officiers de l’ancienne puissance coloniale.

Une fois le problème du Katanga réglé et le pays réunifié, éclatèrent les rébellions des partisans lumumbistes. Le premier maquis se développa dès août 1963 dans le Kwilu, dans l’ouest de cet immense pays, et était dirigé Pierre Mulele, qui revenait d’une formation militaire en Chine. Quelques mois plus tard, l’insurrection gagnait l’est du Congo, en particulier le Sud-Kivu, le Maniema, le nord du Katanga et la province Orientale. Face à l’incurie de l’armée congolaise, les combattants simbas (du mot « lion » en swahili) allaient rapidement contrôler un vaste territoire, d’environ un tiers du Congo, et établir, en août 1964, la capitale de leur « république populaire » à Kisangani, alors encore nommée Stanleyville, troisième ville du pays. Leurs leaders, bien que rarement au front et fréquentant assidûment les hôtels les plus luxueux des pays voisins, étaient Gaston Soumaliot, Christophe Gbenye et un certain Laurent Kabila, dont l’heure de gloire viendrait plus de trois décennies plus tard.

L’absence de leader compétent, intègre et idéologiquement conséquent, à l’exception de Mulele dont le maquis perdura jusqu’en 1968, n’explique pas elle seule la déroute de la rébellion des simbas. De Witte est particulièrement sévère pour ces apprentis-soldats qui, se croyant invulnérables grâce aux pratiques magiques de la dawa, refusaient tout entraînement militaire. En outre, des abus envers la population civile, ainsi que – isolément – envers les Belges encore sur place, leur aliénèrent le soutien populaire local et facilitèrent leur diabolisation par les médias occidentaux.

Ceci ouvrait la voie à une riposte particulièrement brutale. A Kinshasa, à l’époque encore affublée de patronyme colonial de Léopoldville, Tshombe fut rappelé d’exil et nommé Premier ministre au nom de la « réconciliation nationale ». Au Katanga, une armée de mercenaires, principalement belges et sud-africains, fut constituée, pilotée par des officiers belges et renforcée par des éléments de l’armée congolaise, elle-même dirigée par le général Mobutu et, surtout, par les « gendarmes katangais » rentrés d’exil avec leur leader. Les Etats-Unis, qui soutenaient à coup de dollars le régime de Léopoldville, assuraient la logistique de l’opération. Objectif : reprendre Stanleyville. En novembre 1964, alors que la colonne s’en rapprochait et que les rebelles avaient menacé de mettre à mort les centaines de Belges et les quelques dizaines d’Américains qu’ils avaient sous la main, une pseudo-opération humanitaire fut montée. Tandis que les mercenaires s’apprêtaient à pénétrer en ville et à y commettre un odieux massacre de civils et rebelles confondus, des para-commandos belges étaient parachutés par des avions de la CIA et allaient délivrer une grande partie des Blancs retenus en captivité.

Effets désastreux d’une opération « humanitaire »

Si les rebelles exécutèrent, à Stanleyville, quelques dizaines de Blancs, ce sont peut-être 20.000 Congolais qui furent tués lors de l’assaut des mercenaires et, dans les jours suivants, par les sbires du sinistre Victor Nendaka, chef des services de renseignement. Après qu’une opération similaire ait été montée à Isiro (alors Paulis), les mercenaires reprirent petit à petit l’essentiel du territoire rebelle. Il faut noter ici que les simbas ne manifestaient a priori aucune hostilité à l’encontre des Blancs présents dans leur territoire et que la grande majorité de ceux qu’ils exécutèrent le furent en riposte à l’offensive aéroterrestre belgo-américaine, un peu comme, vingt-cinq ans plus tard au Kosovo, la quasi-totalité des exactions commises par des combattants serbes le furent après le début des bombardements de l’OTAN.

Au début 1965, outre le maquis muleliste, seule une petite région, à cheval sur le Kivu et le Katanga, au bord du lac Tanganyika, tenait encore bon. Dans cette région montagneuse, les rebelles étaient dirigés, malgré son absence quasi-permanente, par Laurent Kabila. En avril 1965, ils eurent la surprise de voir débarquer un groupe de Cubains et leur chef, Che Guevara en personne. Pendant plusieurs mois, ceux-ci tentèrent de dynamiser la résistance. Mais la pratique de la dawa, le refus de s’entraîner et le mépris des hommes en armes envers la paysannerie finirent par dégoûter le contingent cubain. Alors que les Etats-Unis avaient eu vent d’une présence cubaine et multipliaient les patrouilles aériennes et navales et que les mercenaires commençaient à cerner le maquis, Fidel Castro ordonna la retraite vers la Tanzanie, à travers le lac. Cette première expérience cubaine en Afrique – péchant par une méconnaissance totale du terrain – s’avéra donc un échec, un fracaso comme l’écrivit le Che.

Dès que les dirigeants de Léopoldville ne craignirent plus d’être renversés par la rébellion, les mercenaires – honnis par toute l’Afrique – devinrent indésirables et Tshombe fut remercié en octobre 1965 par Kasa Vubu. Celui-ci ne parvenait cependant pas à faire élire un successeur par le parlement, ce qui ouvrit grandes les portes à Mobutu qui, le mois suivant, renversait le Président et mettait en congé le parlement. A Bruxelles, le roi Baudouin, le ministre des Affaires étrangères, Paul-Henri Spaak, et son chef de cabinet, Étienne Davignon, applaudirent le putsch, synonyme de stabilité pour les intérêts économiques du royaume. Pour les Etats-Unis, la menace d’une déferlante communiste sur l’Afrique centrale était écartée. Et même les régimes africains progressistes, comme l’Egypte de Nasser, l’Algérie de Ben Bella et la Tanzanie de Nyerere, se satisfirent de l’éviction de Tshombe et nouèrent des relations avec le dictateur.

Ainsi s’écrivit une des pages les plus sombres de l’histoire du grand Congo. Aujourd’hui, les maux induits par la colonisation et les interventions néo-colonialistes continuent à marquer le destin du pays, où corruption, dépendance, omnipuissance des élites et des hommes en armes, mépris et exploitation éhontée des classes laborieuses sont toujours de mise. En ce sens, le livre de Ludo De Witte éclaire magistralement les racines du « mal congolais ». Un regret cependant, car il aurait rendu l’ouvrage encore plus percutant : l’absence de cartes, illustrant par exemple les territoires sous contrôle des rebelles ou les avancées des colonnes de mercenaires.

Ludo De Witte, L’ascension de Mobutu, Comment la Belgique et les USA ont installé une dictature, Ed. Investig’Action, 2017

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