Il y a 60 ans, la grève du siècle
Dans les années qui suivent la deuxième guerre mondiale, la Belgique reprend le chemin de la prospérité. Cependant, avant d’entamer les glorieuses « golden sixties », à la fin des années 1950 l’économie faiblit. En 1957 les métallurgistes wallons se mettent en grève pour manifester leur inquiétude face au déclin industriel. En 1959, le gouvernement impose une politique d’austérité qui suscite déjà une opposition importante et il reste sourd aux grèves déclenchées par l’annonce de la fermeture des charbonnages en Wallonie qui sont de grands pourvoyeurs d’emplois.
En outre, en juin 1960, l’indépendance du Congo provoque une perte non négligeable de profits pour le monde de la finance que le gouvernement se sent obligé de protéger en demandant des sacrifices supplémentaires à la population tout en épargnant les grandes fortunes. En 1960, ce gouvernement de droite décide d’imposer aux travailleurs une série de mesures antisociales concrétisées par 10 milliards de francs d’impôts supplémentaires auquel s’ajoutent 10 milliards d’économies sur le plan social qui s’inscrivent dans un ensemble de mesures qualifiées de « loi unique ». Profitant de l’occasion, la fédération patronale de l’époque renchérit en demandant au gouvernement : « Dans la période critique où des dommages économiques importants sont subis à la suite des événements du Congo et où la formation du marché commun européen est accélérée, un effort spécial doit être engagé. » De son côté, le gouvernement soutient le patronat qui oppose une fin de non-recevoir aux revendications de la FGTB, laquelle dès janvier 60 réclamait un salaire horaire minimum de 25 francs/heure, un salaire hebdomadaire garanti en cas de maladie, un double pécule de vacances, la lutte contre le chômage, une baisse des prix de 10%.
Le début
Le 27 septembre, le Premier ministre PSC (ancêtre du CDH) Gaston Eyskens présente les grandes lignes de son projet. Il est vertement accueilli par l’opposition qui demande de nouvelles élections. Le projet de loi unique est néanmoins déposé le 4 novembre. L’opposition et la presse socialiste et communiste se déchaînent contre le texte en le rebaptisant rapidement de « loi inique ». Les événements vont alors se précipiter.
Le 21 novembre, sous l’impulsion de l’Action commune socialiste, 50.000 travailleurs liégeois débrayent pendant deux heures en signe d’avertissement.
Du côté syndical, le front commun n’est pas de mise et les points de vue divergent. Si André Renard (FGTB) est pour l’abrogation pure et simple de la loi, Gust Cool (CSC) se plie à la condamnation de la grève par le cardinal Van Roey en considérant que la loi unique est la « rançon à payer pour éviter le pire ».
Le 14 décembre, un nouvel arrêt de travail d’une demi-journée est organisé et s’étend à toute la Wallonie et à certains centres industriels flamands. A Liège, cinq cortèges venus de la périphérie industrielle se rassemblent sur la Place St-Lambert pour dire non à la loi unique et écouter André Renard. Ce dernier déclare : « La bataille est engagée ! Mais ne vous attendez pas à une bataille facile, car il s’agit d’arracher des privilèges à ceux qui en ont trop… pour ceux qui n’en ont pas ! » Les communistes répondent en scandant le mot d’ordre de grève générale.
La grève et sa fin
Le 20 décembre, Gaston Eyskens introduit le projet de loi à la Chambre en déclarant que « tout en sachant que la loi ne sera pas populaire, nous aurons la fierté de dire que nous aurons ainsi libéré les gouvernements de l’avenir et que nos mesures opéreront le redressement indispensable ». Cette initiative du gouvernement est perçue comme une véritable provocation et dès le 21 décembre la grève se généralise dans tout le pays. A Anvers, de violents incidents éclatent entre forces de l’ordre et dockers. A partir du 27 décembre, plusieurs villes sont le théâtre d’importantes manifestations auxquelles le gouvernement répond par une violente répression. Le 9 janvier, on déplore 1.000 arrestations et la mort de 4 grévistes. La résistance et la ténacité des grévistes est donc mise à dure épreuve, cependant les travailleurs tiennent bon, surtout dans les secteurs les plus combatifs.
À la mi-janvier, on sent venir la fin et le mouvement se divise. La direction du PSB (le PS national à l’époque) dont les militants sont actifs sur le terrain privilégie l’action parlementaire à la lutte. Elle souhaite plus la chute du gouvernement que l’opposition à la loi unique. En outre, les travailleurs du nord du pays, soumis à une pression particulièrement lourde du lobby chrétien, reprennent petit à petit le travail, ce qui attise la tendance régionaliste wallonne. Le 13 janvier, la loi unique est votée au Parlement. A partir du 16 janvier, le mouvement s’essouffle, et le 23, les derniers grévistes rentrent dans les usines en groupe, poing levé, en chantant l’Internationale. Ce retour au travail n’est cependant pas une capitulation car la grève a bel et bien ébranlé le gouvernement qui tombe le 20 février. Des élections sont organisées, et le Parti socialiste monte au pouvoir avec le PSC en trahissant ses nombreux militants qui se sont impliqués dans la grève. La majorité des dispositions de la loi unique seront votées. Beaucoup de grévistes interprèteront ces événements comme une trahison et le PS perdra 20 sièges aux élections de 1965.
La Grève du siècle et le Parti communiste
Dans un discours télévisé, le ministre libéral de l’intérieur Omer Vanhaudenhove déclare sur un ton alarmiste que « la Belgique sombre dans le communisme ». Il ne pouvait pas mieux dire car le Parti communiste a effectivement joué un rôle très important en mobilisant ses militants dans tout le pays. En Flandre, des militants comme Frans Vanden Branden et Albert De Coninck à Anvers, Jef Turf à Gand, Raymond Desmeth et Karel Maes à Alost et René Desmet à Ostende sont les fers de lance de la grève. En Wallonie, beaucoup des 2.500 membres de la Fédération liégeoise du Parti dirigent des sections d’entreprises et sont des syndicalistes de combat. Citons notamment les Cdes Dujardin, Francotte et Van Boechoute à la FN, le Cde Jules Letems aux ACEC de Herstal, Joseph Claikens dans les administrations communales de Liège, Gui Bales des tramwaymen de Robermont, Marcel Demazy et Georges Thirion de Tube Meuse. A Cockerill Ougrée, Honoré Swinberg et Marcel
Baiwir dirigent une section forte de 500 membres répartis en 9 cellules. A Charleroi, Robert Dussart est militant communiste et délégué principal FGTB aux ACEC, qui sera le point de départ de la grève au pays noir.
Malgré l’échec, Robert Dussart en retient un message d’espoir : « Ce ne sera plus jamais 60 comme 60, mais un message de ne plus jamais se laisser aller au défaitisme. Chaque lutte a son succès, même si elle donne l’impression qu’on ne l’a pas gagnée. C’est une pièce dans l’échafaudage de la lutte des classes. Ne jamais désespérer ! L’espoir doit être tout motif aux luttes ».
Au parlement deux députés du PCB Théo Dejace, (Liège) et Gaston Moulin (Nivelles) ont été des relais efficaces des revendications des travailleurs et ont fait entendre leur voix, souvent avec véhémence. Aux élections de mars 1961, l’implication politique du PCB sera récompensée par l’élection de trois députés communistes supplémentaires dont Marc Drumaux (Mons-Borinage), Willy Frère (Thuin) et Georges Glineur (Charleroi).
Le Parti communiste a fait preuve de responsabilité en s’opposant à l’abandon et à la destruction de l’outil industriel prônés par certains anarchistes.
Si cette grève sera un échec pour les travailleurs, elle coûtera très cher au patronat qui prendra sa revanche. Le 8 novembre 1962, ses mandataires politiques dont Arthur Gilson (PSC) font approuverle tracé d'une frontière dite linguistique. Cette frontière rigide annihile les dispositions démocratiques de la loi sur l’emploi des langues de 1932 qui permettaient aux populations habitant les limites des deux Communautés de se prononcer par voie référendaire sur l’appartenance de leur commune (« frontière mouvante »). De plus, sans aucune consultation de leurs populations, des dizaines de communes sont rattachées à l’une ou l’autre région, comme les Fourons à la province flamande du Limbourg. Enfin, en passant au sud de Bruxelles, le tracé de la frontière enclave le territoire de la capitale majoritairement francophone en Flandre. Par la suite, cette frontière entraînera des modifications de la Constitution qui auront pour effet d’éloigner la population du débat politique et de nous doter de 6 gouvernements de 9 ministres de la santé qui n’ont pas empêché notre pays d’avoir le pompon en matière de décès dus au coronavirus. La frontière linguistique aura surtout l’inconvénient de nuire à la solidarité de classe des travailleurs du nord et du sud et elle contribuera à alimenter et développer le nationalisme flamand. Les camarades de la direction socialiste feront oublier leur trahison aux travailleurs déçus en défendant les thèses du sacro-saint « fédéralisme démocratique wallon » assorties de « réformes de structures démocratiques et anticapitalistes » lesquelles n’empêcheront pas le capitalisme de vider la Wallonie de son tissu industriel.
Marc Denonville