Scissions syndicales, réformisme et impérialismes dominants

Annie Lacroix-Riz, Scissions syndicales, réformisme et impérialismes dominants, 1939-1949. Paris, Editions Delga, 2020, 314 pp. 20 €.

Le dernier ouvrage d’Annie Lacroix-Riz, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université Paris 7, est constitué de six contributions, parues entre 1989 et 2012, ici mises à jour[i]. Ces textes éclairent divers aspects complémentaires de l’histoire syndicale européenne pendant la période 1939-1945, et surtout pendant les années 1945-1948, durant lesquelles les communistes jouissent, partout en Europe, d’une authentique sympathie des populations, née de leur résistance à l’occupant et des victoires de l’Armée rouge. Ces années ont vu, sous l’égide des vainqueurs étatsuniens et britanniques de l’Allemagne nazie, une complète réorganisation du paysage syndical de l’Europe occidentale, dans un contexte de début de « Guerre froide » et de hantise du communisme et des supposées visées expansionnistes de l’U.R.S.S.

Le premier article (« La défaite de 1940 : l’interprétation de Marc Bloch et ses suites ») analyse le travail très original de l’historien et résistant Marc Bloch[ii] sur les causes de la défaite française de 1940, en particulier les tensions qui ont miné la CGT dès 1936, avec l’émergence d’un courant anticommuniste et de son hebdomadaire Syndicats, et ont abouti en 1939, après les accords de Munich, à la scission de l’organisation. Ce groupe de syndicalistes anticommunistes, souvent même pro-allemands et ensuite recyclés dans les instances du gouvernement de Vichy, a largement alimenté l’idéologie « pacifiste » et défaitiste qui a mené à la débâcle de 1940 et à ses conséquences. Comme le claironnait l’un d’eux (R. Froideval, obsédé comme bien d’autres par sa haine du communisme) au 25e Congrès de la CGT à Nantes (novembre 1938) : « Si la guerre avait éclaté, certains se seraient ingéniés pour arriver au pouvoir et réaliser en Europe ce qu’on a appelé les Etats-Unis soviétiques ». A. Lacroix-Riz démontre combien de telles divisions syndicales ont été entretenues ou encouragées par les milieux économiques et politiques partisans d’une indulgence passive face à l’Allemagne nazie.

Dans « La scission de 1947 (1943-1947) », A. Lacroix-Riz revient sur les circonstances qui ont conduit à la scission de la CGT, le 19 novembre 1947, et à la création de Force ouvrière (FO), sa fraction réformiste et non-communiste. Elle met notamment en évidence le rôle joué, en France, par la SFIO, mais surtout par les structures syndicales étatsuniennes (AFL – American Federation of Labor, ou FTUC – Free Trade Union Committee), dont l’action visait à « soutenir les éléments non-communistes et démocratiques à travers le monde », à rendre le monde ouvrier docile et aussi peu remuant que possible dans le contexte de la reconstruction économique de l’Europe, orchestrée par les Etats-Unis, et face à une supposée menace soviétique.

Le chapitre suivant (« Autour d’Irving Brown : l’AFL, le Free Trade Union Committee, le département d’Etat et la scission syndicale française (1944-1947) ») explore la même période de l’histoire syndicale française, et singulièrement le rôle central joué à l’époque par Irving Brown, syndicaliste étatsunien qui consacra sa vie « à la lutte contre l’influence communiste en terre syndicale ». L’activité débordante de Brown se déploie surtout suite au congrès d’octobre 1946 de l’AFL qui crée une centrale internationale anti-communiste, soutenue par le département d’Etat et chargée d’arracher les syndicalistes réformistes européens à la Fédération syndicale mondiale (FSM) et aux syndicats à forte composante communiste qui en font partie. Aboutissement de cette stratégie, la scission de la CGT de novembre 1947 fut logiquement saluée avec enthousiasme par J. Caffery, ambassadeur des Etats-Unis, comme « l’événement le plus important qui se soit produit en France depuis la Libération ! »

Dans sa « Recension de l’ouvrage de Peter Weiler, British Labor and the Cold War »[iii], A. Lacroix-Riz souligne le rôle du Trade Union Congress (TUC) britannique dans la « formation de syndicats responsables », c’est-à-dire immunisés contre toute influence communiste, tant en Grande-Bretagne (par exemple lors de la grève des dockers de Londres en 1949) qu’ailleurs en Europe (par exemple en Grèce, après la victoire électorale de l’Union ouvrière antifasciste, pro-communiste, en mars 1946).

Plat de résistance de l’ouvrage, le riche chapitre suivant est consacré à « La reconstitution du syndicalisme ouest-allemand : stratégies occidentales et triomphe américain, 1945-1949 ». L’auteur décrit, étape par étape, la manière dont les trois puissances occupantes de l’Allemagne occidentale ont réorganisé, dans leurs zones respectives, les syndicats allemands. Soucieux par-dessus tout d’éviter une contagion communiste des structures syndicales à reconstruire, elles s’efforcent surtout de maintenir des syndicats spécifiques à chaque zone, à l’inverse de l’unité syndicale mis en place par les Soviétiques à l’est, et elles s’appuient sur les milieux politiques sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens. Dans cette stratégie, les organisations syndicales anglo-saxonnes (TUC et AFL), férocement opposées à la FSM, jouent à nouveau un rôle central. Couronnée de succès, leur tactique aboutit, dès 1947 et 1948, à l’éviction de presque tous les communistes des appareils syndicaux ouest-allemands.

Enfin, le dernier texte du recueil (« 1947-1948 : Du Kominform au coup de Prague. L’Occident eut-il peur des Soviets et du communisme ? ») bouscule le dogme de l’historiographie traditionnelle, selon lequel le raidissement anti-communiste des Etats-Unis et de leurs alliés européens aurait été une réponse aux tentations hégémoniques de l’U.R.S.S., dont un prélude aurait été le « Coup de Prague » de février 1948, qui fit passer la Tchécoslovaquie dans le camp soviétique. A. Lacroix-Riz analyse aussi le cas du Danemark qui n’a jamais été menacé par une quelconque tentative d’invasion soviétique, mais dont l’opinion publique a été, à partir de février-mars 1948, modelée à la peur d’un supposé « péril bolchévique ». A l’examen des sources contemporaines, il apparaît clairement que la panique occidentale face aux ambitions du Kominform était bien davantage simulée que réelle, destinée avant tout à alimenter le discours anti-communiste de rigueur, et à réduire autant que possible la sympathie dont jouissaient encore les communistes, dans le contexte de l’après-guerre.

La lecture du livre d’A. Lacroix-Riz s’avère une fois de plus passionnante. La multiplicité des éclairages qu’elle jette sur une époque cruciale de l’histoire contemporaine met en évidence la cohérence de la politique impérialiste des Etats-Unis et de leurs vassaux, fondée sur l’expansion du capitalisme et la création, en Europe occidentale, d’une zone de libre-échange sous l’égide étatsunienne, centrée sur l’Allemagne de l’Ouest et immunisée contre l’influence communiste. Avec la complicité très active des syndicats anglo-saxons, cette politique construit avec ténacité la soumission au capital du monde du travail, son adhésion aux syndicats réformistes, et le conditionnement de l’opinion publique, grâce à un discours qui agite en permanence l’épouvantail de l’ « ogre soviétique ». Les lecteurs belges, familiers d’un syndicalisme de concertation réunissant les « partenaires sociaux », comprendront, à travers les démonstrations d’A. Lacroix-Riz, combien la situation belge est le produit de cette époque de complet remaniement du paysage syndical européen. Toujours étayée par une exploration intensive des sources et un apparat critique touffu, la méthode et la rigueur d’A. Lacroix-Riz ne se laissent jamais influencer par les idées reçues de l’historiographie dominante. Comme ses autres travaux, cet ouvrage, avec son index fourni, servira d’outil de référence pour tous ceux, militants syndicaux, politiques ou historiens, qui désirent comprendre comment s’est bâtie la structure syndicale de l’Europe contemporaine.

Luc Delvaux 


[i] Une première édition regroupant ces textes est parue en 2015, aux Editions Le Temps des Cerises.

[ii] M. Bloch, L’étrange défaite, Paris, Editions de Franc-Tireur, 1946 (ouvrage paru de manière posthume, Marc Bloch ayant été assassiné par la Gestapo le 16 juin 1944).

[iii] Stanford University, 1988.

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