"Manuel stratégique de l’Afrique" de Saïd Bouamama

Avec son Manuel stratégique de l’Afrique, Saïd Bouamama nous propose une autre lecture de l’histoire contemporaine de ce continent, une vision qui démonte nombre de préjugés qui déforment la compréhension des nombreux conflits qui s’y sont déroulés depuis les indépendances ou qui se poursuivent aujourd’hui.

En dressant un panorama géostratégique de trois des grandes régions africaines, Bouamama analyse les nombreuses et meurtrières guerres de ces dernières décennies, d’abord motivées par l’appât constitué par les ressources naturelles des pays qui en ont été victimes et par les ingérences extérieures qu’elles ont suscitées.

Les longs conflits d’Angola ou du Mozambique, avant ou après leur tardive indépendance, ont bien eu comme moteur le diamant, le pétrole ou le gaz que recèlent ces pays. Le soutien accordé par l’Afrique du Sud, la Rhodésie, le Zaïre et les Etats-Unis à certains groupes armés avait aussi pour but de « contenir le communisme » et de perpétuer le système d’apartheid. Dans l’actuelle République démocratique du Congo, le chaos et le pillage du cobalt, de l’or ou du coltan sont entretenus par des « Etats-mercenaires » aux ordres de sociétés multinationales.

La situation est plus complexe dans la Corne de l’Afrique, où les régimes qui se sont succédé ont brillé par leur propension à changer d’allié au gré des coups d’Etat ou de leurs intérêts du moment. En outre, une puissance régionale, l’Ethiopie, actuellement alliée aux Etats-Unis après avoir été un pion de l’URSS, se comporterait en puissance « impérialiste » vis-à-vis de ses voisins et serait coresponsable des décennies de guerre qu’ont connues l’Erythrée, la Somalie et le Soudan.

En Afrique centrale, la mainmise de la France s’exprime par l’imposition du franc CFA, maintenant contrôlé depuis Francfort-sur-le-Main, plusieurs bases militaires et d’innombrables interventions armées, en général pour soutenir un dictateur-ami ou en déboulonner un autre qui aurait désobéi. En outre, Paris veut marquer son territoire face aux ambitions des Etats-Unis et, de plus en plus, de la Chine, tout en gardant à sa disposition au moins une partie du pétrole et de l’uranium gabonais, tchadien et centrafricain.

Pour masquer leurs desseins et expliquer le chaos où sont plongés un trop grand nombre d’Etats africains, les grandes puissances invoquent fréquemment une grille « culturaliste » qui ferait des tensions ethniques et religieuses la principale cause des conflits qui agitent le continent. Si Bouamama admet que certains conflits ont acquis une dimension culturelle, il considère qu’il s’agit d’une conséquence de la rivalité des puissances néocoloniales dans la course aux richesses naturelles africaines ou autres avantages géostratégiques. Par ailleurs, s’il reproche, avec raison, aux colons d’avoir nié l’histoire des peuples qu’ils asservissaient, lui-même semble « zapper » l’histoire précoloniale, n’y faisant pratiquement jamais allusion.

Par exemple, les décennies de guerre qu’a connues le Soudan et qui ont abouti à la sécession négociée du Soudan du Sud ont bien été alimentées par la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis pour le pétrole soudanais (et une éclatante victoire chinoise que Bouamama omet de souligner). Cependant, la profonde animosité entre Soudanais du Nord – où domine une élite arabe– et Soudanais du Sud – animistes dans leur grande majorité, et non chrétiens comme affirmé dans l’ouvrage – trouve ses racines bien avant la colonisation, le Nord ayant considéré pendant des siècles le Sud comme une réserve d’or, d’ivoire et d’esclaves. De même, l’affirmation de l’auteur selon laquelle le déclenchement de la « deuxième guerre » du Soudan (1983-2002) n’aurait « aucun lien avec l’imposition de la Shari’a  décrétée simultanément par le Nord semble quelque peu légère. Certes, la suppression de l’autonomie du Sud et le redécoupage des frontières internes pour qu’une plus grande part des réserves pétrolières qui venaient d’être découvertes passent au Nord sont des facteurs qui ont pesé, mais l’imposition de la Shari’a aux Sudistes a provoqué parmi eux un vent immédiat de révolte et de mobilisation1.

Outre un certain manque de nuances, on peut parfois reprocher à ce manuel stratégique une absence de lien avec l’évolution récente. Ainsi, si l’auteur relate avec beaucoup d’empathie la lutte du peuple érythréen pour son indépendance arrachée à l’Ethiopie et décrit son gouvernement comme un bastion anti-impérialiste, il n’a manifestement pas pu prévoir la spectaculaire réconciliation éthio-érythréenne de juillet 2018, préparée depuis au moins 2015 par la diplomatie de Washington et de pétromonarchies du Golfe. En contrepartie de la fin de son isolement international et d’une assistance sans doute généreuse, l’Erythrée a offert à la coalition arabe qui met à feu et à sang le Yémen, non seulement l’accès à son port d’Assab, mais aussi une base militaire pour qu’elle puisse plus facilement bombarder ce pays-martyr.

Avoir une vue globale des problèmes qui minent le développement de l’Afrique est une excellente chose. Cependant, la complexité de ces problèmes, la pluralité et l’inextricabilité de leurs causes et conséquences, et la diversité des situations rendent extrêmement périlleux l’exercice de les expliquer au moyen d’un nombre trop limité de facteurs.

"Manuel stratégique de l’Afrique" de Saïd Bouamama, Ed. Investig’Action, 2018. Le tome II, consacré à l’Afrique de l’Ouest et au Maghreb, vient de paraître.

1. L’auteur de cet article était présent au Soudan de juin à octobre 1983.

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