Rwanda 94 : L’émotion qui cache la forêt des intérêts occidentaux
Le narratif occidental utilise toujours les mêmes méthodes : isoler les événements des causes directes, les présenter comme éléments séparés de leur contexte, et sans rapport avec des intérêts économiques, mettre en avant l’émotion pour empêcher réflexion et analyse. L’horreur ressassée des massacres au Rwanda permet d‘occulter opportunément la question du jeu sanglant des puissances impérialistes en Afrique Centrale
J’étais au Burundi en 1987 lorsque j’ai été témoin d’une scène interpellante : un notable du village où je travaillais avait fêté la prise de pouvoir de Museveni ; quand je lui en demandai la raison, il me répondit quasi textuellement que l’armée de Museveni était Tutsi, et qu’après l’Ouganda, ils allaient envahir et reprendre le pouvoir au Rwanda. Lorsqu’en 1990 l’Armée du Peuple Rwandais1 s’abattait effectivement sur le Rwanda, peu de monde dans la région ne doutait que le discours multiethnique et démocratique de Kagamé était surtout destiné l’étranger.
Les racines profondes du génocide
Lorsque les Européens atteignent les royaumes du Burundi et du Rwanda à la fin du 19e siècle, ils trouvent une société divisée en classes sociales, la grande majorité paysanne du peuple « Hutus » et les tenants du pouvoir, possesseurs du bétail, les « Tutsi », 15% de la population d’après les recensements coloniaux. C’est une approximation d’une réalité bien plus complexe, mais les colonisateurs2 vont s’appuyer et accentuer cette division de classe pour asseoir leur pouvoir. Au nom de la hiérarchie raciste sur laquelle était fondée la colonisation belge, cette distinction de classe devient une question de race : le Tutsi devient d’origine hamite, race « supérieure », presque blanche !, née pour diriger. Au nom de ces théories, la colonisation belge institutionnalise la chefferie Tutsi, relai du pouvoir des Blancs ; eux seuls ont accès à l’enseignement et aux fonctions administratives, les Hutu inférieurs justes bons à fournir travail et impôt, aux Blancs et à leur relai indigène.
Malheureusement, et jusqu’aujourd’hui, certains au Burundi et au Rwanda ont adhéré à ces thèses insensées ; pour les uns, ils sont des êtres supérieurs, parents des Juifs, nés pour dominer : pour les autres, ils sont des victimes d’une invasion aussi étrangère que celle des Blancs de l’apartheid. Les massacres à répétitions dans ces deux pays ne peuvent être appréhendés sans cette responsabilité originelle de la pensée raciste coloniale.
1990-1994 : Guerre entre la France et les USA par Africains interposés
« La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort apparemment. Oui, ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde. C’est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment et pourtant une guerre à mort. » François Mitterrand
Lorsque Paul Kagamé envahit le nord du Rwanda en octobre 1990, il vient de passer 4 mois de formation militaire à l'École de guerre de Fort Leavenworth au Kansas. Pourquoi ceci n’est-il jamais rappelé ? Les Etats-Unis ont une politique à long terme, et ce qui c’est passé au long des années 90 et au-delà prend tout son sens en considérant la volonté US de poser un pied ferme en Afrique Centrale et ravir à la France une partie importante de son ‘pré carré’. Les États-Unis s'intéressent à la région des Grands Lacs pour des raisons stratégiques et économiques et ils cherchaient – et sont parvenus - à mettre cette région sous leur contrôle.
Les offensives successives de l’APR sont de fait stoppées par les troupes françaises venues au secours de leur client. En février 1993, après une nouvelle violation du cessez-le-feu, le FPR occupe une partie du nord du pays, et le nombre de réfugiés hutu chassés avoisine le million. Les massacres commis alors par les troupes de Kagamé resteront des allégations, sur lesquelles aucune enquête ne sera possible, occultés par le génocide qui allait venir, et qui était ainsi, patiemment, préparé.
En octobre la « Communauté Internationale », et singulièrement la Belgique, relai des Etats-Unis, presse le pouvoir rwandais de signer les accords d’Arusha, qui obligeait l’armée à intégrer les troupes de l’APR à hauteur de 40% ; dans le corps des officiers, la répartition devait même être à parts égales. Il est difficile de comprendre comment on a pu présenter ces accords comme un pas vers la paix. Ils impliquaient une capitulation totale de l’équipe du gouvernement face au FPR, et étaient une prime à l’agression inacceptable pour une grande partie de la population. Même pour des « Hutu modérés », il était difficile de défendre que les Tutsi, moins de 15% de la population, pouvaient avoir droit à près de la moitié de l’armée.
La suite est connue.
Les excuses de la Belgique
Charles Michel a réitéré à Kigali les excuses au nom de la Belgique : « c’est un cortège d’incompétence, d’erreurs et de fautes qui ont rendu cette tragédie possible ». Erreur ou incompétence, lorsque Willy Claes allait le 15 avril, en plein génocide, plaider aux Nation Unies le retrait des casques bleus du Rwanda au moment où ils étaient plus que jamais nécessaires ? Ou bien plutôt obéissait-il plutôt aux injonctions US ? L’administration Clinton a, au moment du génocide, délibérément bloqué les efforts des Nations Unies pour intervenir, et a fait campagne pour le retrait total de la mission3.
Cette désertion laissait le champ libre, non seulement aux génocidaires, mais également à la prise du pouvoir par le FPR. Pas à 40%, mais à 100%. Notre ministre des Affaires Etrangères a lui été récompensé en étant nommé la même année secrétaire général de l'Otan.
Des bons et des mauvais dictateurs
Le Rwanda est devenu un pion central des USA dans la région. L’invasion par le Rwanda du Congo a causé six millions de morts entre 1997 et 2002 selon l’ONU. Mais Kagamé jouit de l’impunité, fort de la ‘légitimité’ que lui confère le génocide, - et de la protection US. Nos médias, nos politiques, si prompts à dénoncer la ‘farce’ des élections au Venezuela, ou au Congo, ne voient rien à redire aux 98% à répétitions obtenu par ce grand démocrate On souligne le miracle économique rwandais. Le Rwanda est le premier producteur mondial d’une matière, le coltan, qui ne se trouve quasi pas dans son sous-sol, n’est-ce pas là un véritable miracle ?
Au delà du pillage du Congo, le pays a bénéficié depuis 94 de la grande bienveillance des USA. Ici pas de sanctions économiques pour punir d’envahir son voisin, tout le contraire : le régime était ces mêmes années généreusement soutenu par la Banque mondiale et le FMI. Ce que signifie exactement l’opulence de la capitale pour une population composée au trois-quarts de paysans pauvres, et dont 40% est en situation de sous-alimentation, il faudra sans doute attendre la disgrâce du dictateur pour que nos médias s’y intéressent d’un peu plus près4
Notes
1. APR, bras armé du FPR (Front Patriotique Rwandais), constituée principalement des descendants d’exilés tutsi
2. Allemands, puis Belges à partir de 1918
3. Ceci est bien documenté sur https://nsarchive2.gwu.edu/NSAEBB/NSAEBB511/
4. cf https://www.france24.com/fr/20151102-rwanda-manipuler-chiffres-pauvrete-economie-kagame
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Ce texte a suscité une vive réaction par e-mail de l’ancien sénateur PS Pierre Galand, dont une version édulcorée a été publiée dans le DR n°75, sans que je puisse y apporter des commentaires. Ci-dessous donc la critique de Pierre Galand, suivie de mes commentaires (RM)
Je suis en très fort questionnement quant à l’article de Roland Marounek : « Rwanda 94 : L’émotion qui cache la forêt des intérêts occidentaux ».
D’une part, les raccourcis historiques et factuels entrainent l’auteur à faire des démonstrations plus que douteuses et d’autre part dans le chapeau de l’article dire « L’horreur ressassée des massacres au Rwanda permet d’occulter… » est tout simplement fausse et choquante.
S’agissant des évènements tragiques et criminels au Rwanda en 1994, le « chapeau » de l’article évite soigneusement de parler d’un génocide contre les Tutsis et de massacres contre les Hutus modérés. Or ce sont des faits vérifiables. Ne pas les citer contribue au révisionnisme entretenu dans les anciens cercles de l’ « hutu power » au Rwanda et de par le monde, en France parmi les acteurs gouvernementaux et militaires, au sein de l’église catholique parmi les religieux complices de la perpétration du génocide, en Belgique par ceux qui ont porté à bout de bras le régime Habyarimana.
Ayant étudié, à la demande du PNUD, les financements publics et les assistances internationales au gouvernement rwandais durant les années qui ont précédé et pendant la guerre des années 1990/94, je puis affirmer que la B.M. et le FMI ainsi que les principaux bailleurs de fonds européens ont supporté aveuglement l’économie de guerre du Rwanda et ont ignoré les nombreux détournements de fonds qui ont permis à l’hutu power d’équiper et d’armer les milices génocidaires. De même, nous avons relevé les facilités de paiement en devises, accordées aux banques rwandaises, qui ont permis les achats massifs de machettes et autres outils qui seront distribués avec les boissons alcoolisées, à la veille du génocide, parmi la population hutue excitée par les appels au crime lancés par la radio des Milles collines créée l’année précédente par les mêmes commanditaires du génocide.
Cela étant dit, oui la France est coupable d’avoir été, au nom de la défense de son pré carré en Afrique, complice de ce génocide. Le ministre Claes obsédé par son ambition d’occuper le poste de secrétaire général de l’OTAN a considéré le Rwanda comme une épine sur son chemin. En prônant le retrait des Casques bleus à l’ONU, il a posé un acte aux graves conséquences génocidaires y compris pour nos compatriotes.
L’obsession de la BM et du FMI d’appliquer au Rwanda, depuis la fin des années ’80, les politiques d’ajustements structurels a eu des effets dévastateurs pour les populations paysannes principalement hutues, ce qui a créé des tensions sociales manifestes. Le gouvernement tentera de canaliser ces mécontentements populaires en désignant les Tutsis comme cause principale de l’appauvrissement des paysanneries. Les premiers pogroms contre les populations tutsies datent de cette époque.
Enfin, la manière dont le Rwanda présidé par P. Kagamé jouit aujourd’hui d’un appui sans faille des Occidentaux est contraire aux principes démocratiques promus par ailleurs. La non condamnation des complicités du même Rwanda dans la guerre meurtrière et dramatique pour les populations congolaises, qui sévit depuis 9 ans dans est intolérable tout comme le pillage des ressources dans l’est du Congo, auquel participe le Rwanda au côté des firmes occidentales, est un crime odieux.
Je pense que la défense des opprimés exige de nous un strict respect de la vérité historique.
Pierre Galand, mai 2019
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L’indignation de Pierre Galand sur cet article est assez instructive sur le mécanisme même que je veux souligner dans ce texte : « isoler les événements des causes directes, les présenter comme éléments séparés de leur contexte, et sans rapport avec des intérêts économiques, mettre en avant l’émotion pour empêcher réflexion et analyse». Pierre Galand en rajoute une couche dans le même sens : c’est un génocide (de fait !), il est « choquant » d’oser dire qu’il y a derrière une réalité économique que l’horreur évidente des massacres permet de camoufler.
"dire « L’horreur ressassée des massacres au Rwanda permet d’occulter…. » est tout simplement fausse et choquante."
Le fait que P.Galand escamote la 2e partie de la phrase, « … permet d’occulter la question du jeu sanglant des puissances impérialistes en Afrique Centrale. » est révélatrice en soi, car c’est justement ce point fondamental là qu’il ne veut pas voir, et son ‘indignation’ sur le mot de massacre, sur le fait que le mot ‘génocide’ n’apparait pas comme il faut, permet d’évacuer ce point là. Pour P.Galand il est donc « tout simplement faux » que l’horreur (réelle et nullement niée) des massacres permette d’occulter la question des rivalités inter-impérialistes en Afrique.
"S’agissant des évènements tragiques et criminels au Rwanda en 1994, le « chapeau » de l’article évite soigneusement de parler d’un génocide contre les Tutsis et de massacres contre les Hutus modérés. Or ce sont des faits vérifiables. Ne pas les citer contribue au révisionnisme entretenu dans les anciens cercles de l’ « hutu power » au Rwanda et de par le monde"
Le chapeau exprime très exactement le sujet précis de l’article. Ce n’est effectivement pas un article ‘de plus' du Soir ou de la Libre sur les horreurs du génocide. Dire « éviter soigneusement », et insinuer qu’il y a une volonté négationniste, c’est un procédé éminemment questionnable. La volonté génocidaire n’est à aucun moment remise en cause et le mot génocide est bien présent tout au long du texte. Le point de vue le dérange, donc Mr Galand m’accuse presqu’explicitement de négationnisme ou de complaisance avec les génocidaires. On se serait attendu à mieux de la part du président de l’Association Belgo-Palestienne, parfois lui-même accusé d’antisémitisme pour oser critiquer Israel.
"la B.M. et le FMI ainsi que les principaux bailleurs de fonds européens ont supporté aveuglement l’économie de guerre du Rwanda et ont ignoré les nombreux détournements de fonds qui ont permis à l’hutu power d’équiper et d’armer les milices génocidaires…[…] L’obsession de la BM et du FMI d’appliquer au Rwanda, depuis la fin des années ’80, les politiques d’ajustements structurels a eu des effets dévastateurs pour les populations paysannes"
Il y a une certaine contradiction entre prétendre d’une part que les bailleurs ‘finançaient aveuglement’ l’économie de guerre, et d’autre part imposaient des politiques d’ajustement. La dette agit comme le couteau sous la gorge. Les puissances ont imposé un partage du pouvoir et de l’armée (40% pour les agresseurs tutsi) que tout le monde aurait du voir qu’il était insensé et ne pouvait que conduire au désastre. Et il se fait que Habyarimana a été contraint d’accepter. Comment accepte-t-on ce genre de dictat - si ce n’est le jeu ‘subtil’ de l’octroi, ou non, de financement ?
"Le ministre Claes obsédé par son ambition d’occuper le poste de secrétaire général de l’OTAN a considéré le Rwanda comme une épine sur son chemin. En prônant le retrait des Casques bleus à l’ONU, il a posé un acte aux graves conséquences génocidaires y compris pour nos compatriotes."
Les choses sont pourtant tout à fait claires : une semaine après que W.Claes lui-même ait demandé un renforcement de la mission, une semaine plus tard Claes s’aligne complètement sur la demande US de retrait complet des Casques Bleus ! Ce n’est pas une ‘erreur’ du tout, c’est clairement un mot d’ordre – obéissance dont il est d’ailleurs rapidement récompensé. Il y a un document instructif sur https://nsarchive2.gwu.edu/NSAEBB/NSAEBB511/ . Il répondait aux injonctions US : surtout ne pas intervenir pour s’opposer à l’invasion totale du FPR, laisser s'accomplir les massacres pour assurer aux USA leur pion dans la région.
Minimiser ainsi l’action de Willy Claes, ‘le Rwanda, une épine sur son chemin’, est pour moi bien plus « choquant » que de ne pas avoir placé le mot « génocide » dans le chapeau bien comme il le faut. L’implication de Willy Claes est profondément, délibérément criminelle, mais bien sûr ayant évacué toute implication US, Pierre Galand ne peut tout simplement pas le voir. Pour lui donc (comme pour les autres) c’est tout juste une erreur politique.
"L’obsession de la BM et du FMI d’appliquer au Rwanda, depuis la fin des années ’80, les politiques d’ajustements structurels a eu des effets dévastateurs pour les populations paysannes principalement hutues, ce qui a créé des tensions sociales manifestes. Le gouvernement tentera de canaliser ces mécontentements populaires en désignant les Tutsis comme cause principale de l’appauvrissement des paysanneries. Les premiers pogroms contre les populations tutsies datent de cette époque.[fin 80]"
Ce passage est très intéressant :
1 L’accord pour la mise en œuvre d’un programme d’ajustement structurel a été signé non à la fin des années 80, mais en 90, quelques semaines avant le déclenchement de l’offensive du Front Patriotique Rwandais (FPR) (1er octobre 90) ; ce PAS est mis en application en novembre 1990 un bon mois après l’invasion par le FPR.
2. Le premier massacre (précurseur du génocide de 94) au Rwanda a eu lieu après l’invasion (Kibilira, 11 au 13 octobre 90), et non "à la fin des années 80" ; Il y a bien eu des massacres à la fin des années 80, mais au Burundi voisin (Ntega-Marangara, Burundi, août 88).
Pourquoi donc de telles antidatations à « la fin des années 80 », de la part d’une personne qui, comme elle le rappelle elle-même, connait particulièrement bien le sujet ? Selon moi, cela révèle la volonté de nier tout rôle à l’invasion de 1990, de l’effacer complètement de l’histoire du génocide présentée.
En fait, Pierre Galand refuse de voir derrière les événements de 94 au Rwanda les conséquences directes des rivalités inter-impérialistes en Afrique, d’un ‘Grand Jeu’ local opposant ici USA et France ; il nie implicitement que les Etats-Unis ont joué le moindre rôle malgré les éléments factuels (qu’il balaie d’un péremptoire ‘démonstrations plus que douteuses’), il refuse d’accorder la moindre importance à l’invasion de 1990, largement soutenue en sous-main par les USA, qu’il considère donc implicitement comme un détail insignifiant, non pertinent. Tellement peu signifiant qu’il fait remonter les massacres à la fin des années 80, avant l'agression des troupes de Kagamé.
La France est coupable d’avoir été, au nom de la défense de son pré carré en Afrique, complice de ce génocide
Ce n’est pas faux en soi, mais sans la seconde mâchoire US de l’histoire, c’est insensé. Je n’apprécie pas particulièrement Mitterrand, mais on peut au moins lui concéder qu’il n’était pas complètement idiot.
Roland Marounek