Au cœur de la guerre au Yémen, le contrôle du Moyen-Orient

Pierre Barbancey, le .

Le 26 mars 2015, l’opération « Tempête décisive » était lancée par une coalition militaire de pays arabes (Emirats arabes unis, Egypte, Maroc, Soudan…) dirigée par l’Arabie saoudite. L’intervention, qui avait su opportunément se placer sous la protection d’une résolution de l’Onu, visait officiellement à éradiquer la rébellion initiée par les Houthis qui avaient chassé du pouvoir le « président légitime » Abd Rabbo Mansour Hadi (il avait perdu la capitale Sanaa, conquise par l’alliance de l’époque entre les Houthis et l’ancien président Ali Abdallah Saleh). Des Houthis qui se sentaient territorialement lésés par les mesures gouvernementales, elles-mêmes directement liées à la réunification du pays en 1990 avec la marginalisation des populations du nord.

Ryad soutenait alors que cette guerre serait courte. Quatre ans plus tard le bilan est terrible. Près de 60000 Yéménites ont trouvé la mort principalement à cause des bombardements de la coalition, des dizaines de milliers d’entre eux sont blessés. Selon le Haut-commissariat de l’Onu, 24 millions de personnes sont dans le besoin c’est à dire en état d’insécurité alimentaire, 3,6 millions ont été déplacées et ils sont plus de 260000 réfugiés. La malnutrition tue également. 85000 enfants sont décédés parce que pas assez nourris. En 2017 plus d’un million de cas de choléra ont été enregistrés. Et ce n’est sans doute malheureusement pas fini puisque cette guerre se poursuit malgré les tentatives de négociations. Celles-ci se sont révélées infructueuses à deux reprises, en 2015 et 2016 et c’est sans doute l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Kashoggi (dans lequel l’implication du prince héritier Mohammad Ben Salman ne fait guère de doute) qui a permis une éclaircie en décembre 2018, à Stockholm. Mais les nuages persistent. Certes, l’accord s’est concrétisé s’agissant des ports de Hodeida, Salif et Ras Issa avec un redéploiement des forces en présence, mais pas en ce qui concerne un échange de prisonniers. Quant au processus politique, il n’est tout simplement pas lancé. Autant dire qu’on est encore loin d’un cessez-le-feu.

On peut d’ailleurs noter que les puissances occidentales font mollement pression sur l’Arabie saoudite. Comment en serait-il autrement lorsqu’on sait que les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne sont des soutiens essentiels de la principale pétro-monarchie du Golfe ? Notamment avec l’aide apportée par leurs différents services de renseignements et surtout par les ventes d’armes. Au cours de la dernière année seulement, les Saoudiens ont dépensé 6,4 milliards de dollars en armes de haute technologie. Les achats effectués au cours des cinq dernières années est impressionnante : des avions de combat F15, des hélicoptères de combat Apache, des véhicules blindés de transport de troupes (APC) Piranha, des missiles air-air IRIS-T à guidage infrarouge, des obusiers automoteurs Caesar à canon de 155 mm, des véhicules aériens sans pilote (UAV), des systèmes de détection aéroportés (AEW), des missiles de défense balistiques, des corvettes, des bâtiments de débarquement aérien et encore des missiles antichars.

Pourtant dénoncée comme étant utilisées directement dans le cadre de cette guerre, les chancelleries occidentales continuent à nier. C’est le cas de la France et de sa ministre des Armées, Florence Parly. Dans un article publié sur le site Middle East Eye, et intitulé « Au Yémen, la cobelligérance oubliée de l’Occident », le journaliste Maxime Chaix cite le spécialiste Tony Fortin. Celui-ci souligne que « les exportations d’armes françaises vers l’Arabie saoudite ont explosé peu avant et pendant le conflit. En fait, la France a préparé la guerre au Yémen au moyen du contrat DONAS, dédié initialement au Liban et dont les armes ont fini sur le théâtre d’opération yéménite (canons Caesar, drones Sagem SDTI...). Elle a également fourni des images satellitaires du Yémen à Riyad, et elle a mis à disposition ses forces spéciales auprès des Émirats ». Pis, selon Maxime Chaix, depuis août 2018, « l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont financé al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), tout en intégrant des éléments de cette organisation dans leurs propres milices du fait de leurs compétences militaires 'exceptionnelles' ».

Si, à l’origine, la raison invoquée pour intervenir militairement au Yemen était la réinstallation au pouvoir de Hadi, étrangement le curseur s’est déplacé. Les Houthis sont accusés d’être soutenus par l’Iran et nous trouvons ainsi toute la problématique moyen-orientale en cours, visant à faire de Téhéran le grand Satan qu’il convient d’endiguer et permet de relancer la fameuse thèse de l’« affrontement » sunnites-chiites qui seraient la clé de tous les conflits actuels dans la région. Si les Iraniens sont aujourd’hui, sans doute, les alliés des Houthis en leur fournissant notamment du matériel militaire leur permettant d’atteindre le territoire saoudien, c’était loin d’être le cas au début du conflit. Mais cela permet aux Occidentaux et aux pays du Golfe d’ouvrir un autre front pour affaiblir l’Iran et surtout, empêcher que le pouvoir ne tombe aux mains de groupes peu enclins à une alliance à avec l’Arabie saoudite. Comme l’explique Marc Cher-Leparrain, dans un article publié sur le site Orient XXI, « la République islamique, qui espérait surtout une issue favorable des négociations sur ses capacités nucléaires, ne cherchait pas à ouvrir un nouveau front au Yémen. L’offensive des houthistes contre le régime yéménite a débuté en septembre 2014 avec le soutien de l’ancien président Ali Abdallah Saleh, leur ennemi d’hier devenu allié du jour dans l’espoir de reprendre le pouvoir dont il avait été déchu en 2011. Elle n’a pas été commanditée ni orchestrée par Téhéran, bien au contraire : la prise de Sanaa par les houthistes a été faite non seulement en dehors des Iraniens, mais contre leur avis. Téhéran avait d’autres priorités et ne voulait pas risquer d’être impliqué dans un nouveau conflit dont il savait qu’il ne pourrait pas se tenir à distance. »

Lors de la réunion du conseil de sécurité de l’Onu qui s’est tenue le 17 juin, François Delattre, représentant permanent de la France, déclarait: « La solution militaire ne peut pas et ne doit pas être une option ». Mais pour cela, encore faudrait-il ne pas alimenter en armes les faiseurs de guerre. Et surtout, ne pas s’aligner sur la stratégie des Etats-Unis et de celle de l’Otan qui cherchent à ne pas perdre la main au Moyen-Orient et à contrôler toutes les routes commerciales et les détroits.

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