Pierre Galand : "Israël pratique des politiques proto-fascistes"

C'est dans le contexte de ses études universitaires à l'Université Catholique de Louvain que le jeune Pierre Galand attrape le virus de la contestation et que naissent ses premières révoltes. " A l'époque, la pensée marxiste avait plus de place à l'UCL qu'à l'ULB" se rappelle t-il avec un brin de nostalgie. Sa rencontre avec le baron Antoine Allard, un fils de banquier cofondateur d'OXFAM qui avait, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, choisi l'engagement pacifiste à la place de la finance, fut déterminante pour lui. C'est ainsi qu'il devient à 27 ans le Secrétaire général d'Oxfam-Belgique qu'il dirigera pendant une trentaine d'années faisant de cette organisation un outil incontournable de solidarité avec les luttes du Vietnam, de l'Afrique du Sud, de l’Angola, du Chili, celle interminable de la Palestine le tout s'accompagnant du combat pour la paix, de ces images avec plus de 300 000 personnes dans les rues de Bruxelles manifestant, dans les années 80, contre l'implantation de missiles américains. Difficile de résumer en quelques lignes un itinéraire si riche. Ce sont ces quelques épisodes qui nous permettent de comprendre pourquoi la lutte du peuple palestinien résume bien cette longue marche.

Le Drapeau Rouge.- Que représente le scénario de ces années 60 et 70 pour un jeune étudiant qui sort de l'université

Pierre Galand.- .. C'était en effet une époque extrêmement riche dans la vie internationale en particulier pour ces populations du tiers-monde qui se libéraient de la période coloniale. C'était l'Algérie engagée dans une confrontation meurtrière avec le colonialisme français ; l'Afrique du Sud renforçait sa politique de répression contre les populations noires qui supportaient de moins en moins les pratiques ignominieuses de l'apartheid ; le Vietnam et d'autres peuples du sud-est asiatique qui, après avoir combattu courageusement le colonialisme français, se préparaient à résister à la relève de l'impérialisme américain. Enfin c'était aussi le réveil de peuples de l'Amérique latine symbolisé si romantiquement à Cuba par l'arrivée au pouvoir de Fidel et ses barbus. En Europe nous vivions encore les retombées de la deuxième guerre mondiale avec, notamment, les conséquences indirectes du terrible drame vécu par les populations juives.

Le DR.- que voulez-vous dire par ces "conséquences indirectes" ?

P.G.- Je veux dire que bien avant la création de l'État d'Israël décidée par les Nations unies en 1948, le monde faisait déjà face à l'exode massif des populations palestiniennes brutalement expulsées des territoires palestiniens par les nouveaux occupants juifs. Cet exode a, d'ailleurs, été une des premières tâches que Oxfam a du affronter ainsi que le soutien au peuple algérien et la mise en place des projets éducatifs en Inde. Cela dit, dans mon esprit à l'époque, ce conflit entre les Palestiniens et les Juifs n'était que la conséquence de la terrible tragédie que fut la Shoah pour le peuple hébreu.. Je pense en effet, je l'ai toujours pensé, que si l'on veut comprendre le si complexe conflit israélo-palestinien on ne peut pas se dispenser de prendre conscience de la signification historique du génocide des juifs.

Le DR.- .. Vous venez de dire que c'était votre compréhension ou votre interprétation à l'époque de ce conflit. En quoi et pourquoi aurait-elle variée depuis ?

P.G.- En effet, j'ai pu comprendre beaucoup plus de choses depuis. N'oublions pas qu’on vivait dans ces années-là avec un esprit plutôt positif et optimiste. Les défaites du colonialisme, la victoire de l'unité populaire au Chili, les succès de la résistance vietnamienne. Dans cette atmosphère, mon avis à l’époque était que l'exode palestinien n’était que le résultat malheureux des incompréhensions et confrontations entre deux populations qui se disputaient un territoire. Ce n’est que par après, et peu à peu, que j'ai commencé à prendre conscience de la nature même du projet sioniste qui a pris racine bien avant la guerre elle-même. J'ai alors compris par exemple que la fameuse déclaration de Balfour de 1922 par laquelle la Grande-Bretagne a donné son accord à l'implantation des populations juives dans la Palestine demandée par l'organisation sioniste mondiale dirigée par la famille Rothschild, n'était que l'avant-projet néocolonialiste dont nous constatons aujourd'hui à quels extrêmes il peut mener. Particularité qui explique la centralité absolue que constitue, à mon avis, la question palestinienne dans la problématique des rapports entre le centre et la périphérie du monde.

Le DR.-… et quelle est cette particularité ?

P.G.- C'est le fait qu'au même moment, c'est-à-dire en parallèle, avec un processus planétaire de lutte contre le colonialisme et ses résidus, nous nous trouvons face à un véritable projet colonialiste qui est, à plusieurs égards, plus grave au regard du droit international que ceux que nous avons connus auparavant. C'est, me semble-t-il, une situation inédite. Pour le dire autrement, la politique israélienne soutenue sans réserve par les États-Unis et l'Union Européenne, n'est que la mise en œuvre d'un "colonialisme postcolonial" si je peux le dire ainsi.

Le DR.-Et pourquoi estimez-vous que la version actuelle du néocolonialisme israélien serait plus grave que ce que l'histoire a enregistré dans l'histoire coloniale ?

P.G.- Tout d'abord par le contexte de sa compréhension historique. Elle a lieu au 20e et 21e siècle. Nous ne sommes plus au 16e, 17e, 18e siècle où le fait colonial était pratiquement considéré (y compris dans les milieux progressistes) comme une expérience bénéfique. La conscience politique et culturelle de l'humanité a indiscutablement progressé entre les deux époques avec des moments saillants tels que les révolutions antimonarchiques du 17e siècle en Angleterre, la révolution française, la Commune de Paris, Octobre 1917 en Russie. La folie hitlérienne venait d'être décapitée et ce sont les victimes de cette folie qui vont devenir les artisans d'une nouvelle folie colonisatrice. Pour ce faire, ils vont aller jusqu'à fabriquer une des "fake news" la plus fallacieuse que l'on puisse imaginer. Ils clameront leur leitmotiv: « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » ; imposture absolue, puisque les sionistes connaissaient parfaitement l'existence millénaire de peuples arabes sur les terres palestiniennes. Particulièrement ignoble est aussi le fait que l'Occident tout entier, dans un exercice suprême d'hypocrisie, en octroyant aux Juifs des terres de la Palestine, décida de faire payer par ce peuple le crime qu'il avait lui-même commis contre les Juifs. Parce que, ne l'oublions pas, non seulement l'Allemagne nazie faisait partie de cet Occident mais en plus, ses crimes étaient connus des puissances occidentales et du Vatican, sans que cela ait suscité de leur part une réaction appropriée. Punir un peuple, innocent du génocide des Juifs, pour se faire pardonner et se fabriquer une bonne conscience, c'est bien à l’image de leur peu de décence me semble-t-il.

Le DR.-… Mais ce n'est pas une poignée de sionistes qui a décidé cette installation. Ce fut l'autorisation par l'Assemblée générale des Nations Unies à une très large majorité, y compris, curieusement, le vote approbateur de l'URSS, d'accorder le droit aux populations juives de s'installer en terres palestiniennes et même, sur le plan pratique, d’esquisser les contours du partage de ces terres.

P.G.- C'est tout à fait exact; ce sont les Nations unies qui ont pris cette décision historique et pour le comprendre, je reviens à ce que je disais tout à l'heure, c'est-à-dire, la conscience humaine ou universelle venait de découvrir dans toute sa dimension ce crime suprême que fut le génocide des Juifs. Influencés sans doute par cette émotion planétaire, les décideurs politiques ont pris une décision aussi importante que rapide. Et ce, d'autant plus qu'elle ne fixait pas de manière claire et définitive les frontières du nouveau locataire israélien. C'est ainsi que ce pays est probablement le seul au monde qui jusqu’à présent n'a pas fixé ses frontières. Et ceci n'est pas un hasard ; ceci n'est que la confirmation du tropisme sans limites de l’expansionnisme sioniste qui semble être devenu partie intégrante de leur religiosité même. Je rappelle quand même que c’est suite à ce vote qu'une violente révolte, visant à expulser les Juifs, a eu lieu en Palestine provoquant une guerre meurtrière, gagnée par les Israéliens, et l'exode de presque 800 000 Palestiniens. Cette épisode, connu sous le nom de Nakba (la catastrophe) par les perdants, a permis aux Israéliens leur première expansion; et ils n'ont pas arrêté depuis ce qui fait que je me demande si cette révolte palestinienne ne fit pas le jeu des intérêts sionistes. Quant au vote soviétique aux Nations Unies favorable à l'implantation d'Israël, outre le climat génocidaire dont je viens de parler, il y a le fait non négligeable de l'importance historique des communautés juives en Russie et de leur histoire tragique semée d'innombrables pogroms. D'ailleurs les premiers exodes que connurent les pays occidentaux, avant même les Palestiniens, étaient constitués des migrants juifs quittant la Russie des tsars..

Le DR.- ...mais lors des accords d'Oslo, en 1993, l'Occident a quand même essayé de se rattraper non ?

P.G.-Je n'en disconviens pas, je suis même convaincu, que parmi les négociateurs israéliens et sûrement palestiniens lors des négociations d'Oslo, il y avait des gens de bonne volonté et disposés sincèrement à arriver à des accords consensuels. N'oublions pas que Yasser Arafat avait eu la lucidité et le courage, lors de son fameux discours d'Alger en 1980, de reconnaître le droit du peuple israélien d'exister en tant qu'État. C'était aussi un moment où l'Union Européenne n'était pas encore si soumise aux diktats américano-israéliens comme elle l'est devenue aujourd'hui. Elle en fit la démonstration lorsqu'elle intima à Israël l’ordre de rouvrir la grande université palestinienne de Bir Zeit et que ce dernier s'exécuta dans les trois jours. Hélas les choses ont beaucoup changé aujourd'hui que l'UE a fait d'Israël un de ses partenaires privilégiés y compris, toute honte bue, dans le domaine des armements et de la sécurité.

Comme d’habitude, le problème est arrivé lorsque la diplomatie américaine s'en est mêlée et a poussé les Israéliens à compliquer la signature de l'accord avec l'ajout interminable de modifications. Ainsi, je peux aujourd'hui unir ma voix à ceux qui disent que ces accords d'Oslo furent une trahison pour les revendications si légitimes des Palestiniens et je donne raison, rétrospectivement, aux sceptiques, dont le Parti communiste palestinien qui, dès le départ, a dénoncé le piège israélien. C’est sur ce plan que le rôle particulièrement pervers du président Clinton fut déterminant. On peut dire qu'à partir de ce moment le soutien américain à Israël et à ses politiques est devenu non seulement inconditionnel mais a changé de paradigme. En effet, à partir de ce moment, il s’est agi de faire d'Israël le porte-avions des visées impérialistes américaines dans ce Proche et Moyen Orient si riche en ressources pétrolières; ce qui est le cas sans discussion aucune aujourd'hui.

Le DR.- Face à ce blocage, quid des populations concernées et des opinions publiques dans la dite communauté internationale ?

P.G.- Est-ce un hasard ? Quelques mois après la signature des Accords d'Oslo et ses prolongations (septembre 1993 à septembre 1995), Yitzhak Rabin, Premier ministre fut assassiné par un jeune fanatique religieux qui estimait que son pays violait les ordonnances bibliques qui interdisaient à Israël toute concession de la terre sainte. L'opinion publique du pays fut ébranlée, la mort de cette importante personnalité suscita un sentiment d'impuissance et de démoralisation dans le mouvement de la paix. Avec le savoir-faire acquis par des décennies de manipulation de l'opinion publique via le contrôle des médias; avec le développement du culte d'une consommation effrénée, le profil des pionniers juifs a changé. Le profil de pionniers arrivant pour travailler les terres de kibboutz dans un esprit du socialisme sioniste a cédé largement la place à une population vivant dans une société installée dans le confort et l'indifférence qui ne réagit plus lorsque ses gouvernements pratiquent ce que le Tribunal Russel sur la Palestine nomme "génocide social" ou "sociocide". C’est-à-dire cette politique qui consiste à décréter l'impossibilité, pour les Palestiniens à exister comme projet social, comme réalisation nationale; à leur interdire de se réaliser en Etat nation et ce sur tous les plans : économique, politique, culturel et surtout historique. Les gouvernements israéliens veulent présenter ce peuple comme un ramassis de perdants, dépourvus de mémoire, pire encore, d'histoire puisqu'ils n'ont rien à retenir de leur passé. Le prix Nobel Desmond Tutu me disait, après avoir visité la Palestine occupée, "nous, en Afrique du Sud, n'avons jamais subi autant de privations dans les pires moments de l'apartheid". Cette indifférence, pour ne pas dire complaisance, d'une large partie de la société israélienne face à cette situation, explique la facilité avec laquelle les colons s'installent et agrandissent les colonies sur des terres palestiniennes. Ils étaient 200 000 il n'y a pas si longtemps, ils sont maintenant trois fois plus. Tout ceci est devenu hélas, le signe dénominateur des politiques de ce pays et c'est pourquoi je n'hésite pas à le définir comme un pays dirigé par un gouvernement "proto-fasciste".

Le DR.- Sur quoi pouvez-vous fonder une accusation si grave ?

P.G.- Il ne s'agit pas d'une définition littéraire ou politicienne ni d'une affirmation à la légère. J'aime bien situer les concepts surtout lorsqu'ils ont un contenu historique. C'est pour ça, par exemple que je réfute ceux qui comparent la Shoah et la Nakba. Ce sont des faits historiques dont le contexte et les dimensions ne permettent aucune similitude. Par contre oui, des pratiques conduisant à l'extermination d'une culture nationale, à la privation quotidiennement de ses terres par des occupations abusives et arbitraires, au blocage des accès à l'eau, au démantèlement des cultures agricoles, oui, ce sont des politiques voisines du fascisme. Tuer, massivement, des manifestants non armés comme si l'on chassait des lapins; aller jusqu’au raffinement meurtrier de cibler systématiquement les jambes des manifestants, surtout lorsqu'ils sont jeunes, pour créer une société d'handicapés, c'est assez proche de certaines pratiques les plus sombres de l'histoire contemporaine. Et les dégâts ne sont pas seulement traumatologiques, ils concernent aussi la santé mentale; l'humiliation permanente que tout Palestinien subit, affecte le mental d'un peuple. Faire de Gaza un Auschwitz sans fours crématoires mais organisant la mort lente de ses citoyens n'est pas si loin de ce que les colonisateurs d'aujourd'hui ont connu dans leur très long parcours émaillé de pogroms.

Le DR.- Face à cette situation, qu'est-ce qu'on peut faire et quelle est la situation de la contestation aujourd'hui dans des pays comme le nôtre ?

P.G.- Je pense que notre première obligation reste celle-là même qui fut la première lorsque nous avons commencé nos engagements à Oxfam en faveur de la cause palestinienne avec le concours, précieux, de ce grand résistant palestinien que fut Naim Kadher, représentant de l'OLP à Bruxelles, à savoir faire connaître la Palestine à la population. Faire face à cette énorme et puissante campagne médiatique qui cherche à embellir et justifier le comportement criminel de Netanyahou et sa clique. Soutenir et renforcer la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), mouvement international qui appelle les citoyens du monde à faire pression sur l'Etat d'Israël pour qu'il respecte les droits des Palestiniens. C'est une campagne inspirée des boycotts des années 70 et 80 contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Elle fut lancée par 171 associations civiles palestiniennes appelant à la solidarité internationale. Concrètement, au niveau des citoyens, elle consiste à ne pas consommer des produits israéliens dont une grosse partie vient d'exploitations des terres volées aux Palestiniens. Elle se prolonge en dénonçant la complicité des grandes sociétés et groupes bancaires qui continuent à faire des affaires avec ce régime honni. C'est une initiative qui commence à produire ses effets; ce n'est pas pour rien qu'en 2017, lors de l'Assemblée Générale des Nations Unies, Netanyahou a passé plus de 20 minutes à la dénoncer..

Propos recueillis par Vladimir Caller
Pour plus d'informations, visitez le site :http://www.association-belgo-palestinienne.be/

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