«À la ligne, feuillets d'usine» de J.Ponthus
Joseph Ponthus, né en 1978, nous livre ici son premier roman qui lui vaudra le grand prix RTL-Lire de 2019. Il y décrit par le menu, une expérience de travailleur intérimaire, dans une conserverie de poisson puis dans un abattoir. L’auteur, titulaire d’une prépa littéraire à Reims, a exercé pendant une dizaine d’années en tant que travailleur social dans la région parisienne. Il avait alors écrit en 2012, avec quatre jeunes de banlieue Nous…La Cité aux éditions Zones.
Par amour de celle qu’il va épouser, le narrateur émigre vers la Bretagne. N’y trouvant pas de travail en rapport avec sa formation, il est contraint de frapper à la porte des agences d’intérim locales qui ne lui proposent que des emplois précaires dans l’agroalimentaire. À la ligne projette d’emblée le lecteur, dans les cadences infernales de l’industrie, ses horaires inhumains, le bruit assourdissant des machines, le froid, la puanteur et l’éclairage glauque des néons. Forme et fond liés nous font ressentir le caractère intenable de la précarité.
Malgré un travail fastidieux et répétitif, l'auteur reconstitue par l’écriture tout ce qu’il a vécu à l’usine, ses souffrances physiques, mal de dos, mal aux bras, mal partout, que ne peuvent calmer des doses massives d’anti-inflammatoires. Après une journée épuisante, il évoque ses rêves et la stratégie qu’il déploie pour faire face aux conditions de travail. En contrepoint, la femme aimée, la maman et le chien Pok Pok... ,
Le récit couvre deux ans et demi de galère. Le rythme est celui de l’usine : pas le temps de ciseler de longues phrases mais des vers libres sans ponctuation. Ce n’est pas un livre militant mais le récit d’une expérience racontée, un propos politique concernant la classe ouvrière et le prolétariat.
Ce ne sont pas ces notions qui ont déserté l’industrie mais c’est la conscience de classe qui a disparu. Le capitalisme le plus pur et le plus dur s’est engouffré dans la brèche. Il a aussi mis à son service la magie de la novlangue (G. Orwell, 1984), des euphémismes utilisés pour dénaturer la réalité du prolétariat et la nier. Les « opérateurs de production » ne sont plus occupés « sur des chaînes » mais « à la ligne », sous les ordres de « conducteurs de ligne » et non plus de contremaîtres. Ce n’est pas que la classe ouvrière ait disparu mais bien que la conscience de classe disparaisse.
Naguère, le travailleur se définissait comme ouvrier de telle usine « Je suis un Renault, un Conti… ». L’ouvrier est désormais désigné par son poste de travail « Je suis de la crevette, des abats, du chargement ou du nettoyage ». La classe ouvrière fragilisée, fragmentée, précarisée cesse d’être une force capable de s’opposer au patronat. Les prolétaires sont assimilés à des illettrés (Macron), à des « sans dents »(Hollande).
Le capitalisme triomphant a bien compris que pour exploiter au mieux l’ouvrier
Il faut l’accommoder
Juste un peu. Repose-toi trente minutes
Petit citron
Tu as encore quelque jus que je vais te pressurer
Épuisé, le corps meurtri, le corps fracassé, l’auteur trouve une échappatoire dans ses souvenirs littéraires. Homère, Apollinaire, Aragon, Cendrars viennent à la rescousse. La littérature ne s’oppose pas à la vie, c’est la vie.
Des ritournelles obsédantes comme celles des Frères Jacques, de Souchon, de Julien Clerc rythment le tri des crevettes ou le sectionnement des queues de bovidés. Charles Trenet occupe la plus haute marche avec Y a d’la joie et La folle complainte, la plus belle chanson de tous les temps. Enfin L’internationale, Le temps des cerises et La semaine sanglante s’imposent. Grâce à cela, Ponthus s’en sort mais il garde une tendresse fraternelle pour ceux qui n’ont pas la chance d’être secouru par la littérature. À la ligne raconte l’expérience de l’auteur qui dénonce les ravages de l’ultralibéralisme en prenant à témoin les prévisions de Marx en 1847 dans Travail salarié et capital.
« La grande industrie nécessite en permanence une armée de réserve de chômeurs pour les périodes de surproduction. Le but principal de la bourgeoisie par rapport à l’ouvrier est, bien sûr, d’obtenir le travail en tant que matière première au plus bas coût possible, ce qui n’est possible que lorsque la fourniture de ce produit est la plus grande possible en comparaison de la demande, c’est-à-dire quand la surpopulation est la plus grande. » (p. 249)
Ce texte n’a pas pris une ride au XXIe siècle. La violence de l’ultralibéralisme s’est même accrue, plus sournoise, tentant de précipiter aux oubliettes la conscience du prolétariat et son émancipation. Les moyens utilisés sont nombreux, multiplication des écarts de salaire, emplois précaires, recours aux agences d'intérim, contrats d'indépendants...L'auteur en entrant dans l'entreprise se sent seul comme autrefois un jeune paysan se sentait seul face à l'immensité de l'usine mais il est rapidement accueilli, et se retrouve dans un groupe qui lui donne une force, la force de la classe ouvrière à laquelle il appartient; les communistes étaient le ciment de cette conscience de classe.
Si le capital a mené très loin son travail de sape, nous ne le laisserons pas gagner.
«À la ligne, feuillets d’usine», sorti en janvier 2019 aux éditions de la Table Ronde, Bruxelles