« DOUBNA | SCIENCE, AMOUR ET POLITIQUE AU PAYS DES SOVIETS » *
Fin des années soixante, Jean Moulin, jeune doctorant belge en physique théorique, très engagé à l’époque dans son activité de militant communiste, renonce à la sécurité d’un poste de chercheur qui lui est proposé à l’ULB, et « opte pour l’aventure », il postule pour une bourse de chercheur à l’Institut unifié de recherche nucléaire (IURN) de Doubna (URSS), l’obtient, et y débarque en avril 1971.
Doubna est le titre que porte l’ouvrage publié aux éditions Memogrammes (en co-édition avec le CArCoB), par lequel l’auteur, Jean Moulin, nous fait vivre cette exceptionnelle rupture de pays, de langue et de mode de vie. Par le biais du récit de son installation, des soucis de la vie quotidienne, des relations qu’il noue avec les autres chercheurs de l’Institut, l’auteur nous offre, par petites touches, une vision très vivante de la vie des Soviétiques.
La vision qu’il présente est sans complaisance, mais loin d’être négative, au contraire, il transparaît chez l’auteur un amour profond de la culture russe et une confiance fondamentale dans les idées du socialisme. « La disparition de l’URSS, à la fin de 1991, a été pour moi une tragédie personnelle, autant que politique. (…) Je reste persuadé, en 2020, que le système socialiste recelait encore des potentialités énormes qui auraient pu être mobilisées, au lieu de s’engager dans la voie du libéralisme ardemment soutenue par le FMI et tous les conseillers occidentaux. » [1]
Parlant de son attachement à la culture russe : « je me suis progressivement fondu dans la langue et la culture russes, (…) les musiques, les couleurs, les odeurs, la cuisine. »[2] A Doubna, Jean épouse une citoyenne soviétique, deux enfants naîtront de cette union.
L’effort de développement scientifique et d’éducation en URSS
Avant la Révolution de 1917, trois quarts de la population était illettrée, or l’édification de la base économique du développement de la société soviétique était impossible sans la formation de nombreux techniciens et scientifiques de haut niveau. En un temps historiquement court, de remarquables succès dans le développement de l’enseignement de la science et de la culture furent atteints par l’URSS.
Ce développement fut salué en 1944 par Frédéric Joliot-Curie : « Il fallait faire aimer la science, et faire comprendre tout ce qu’elle pouvait apporter de bonheur dans la société qui se créait, société où le profit personnel n’est plus la principale préoccupation. » Dès la Révolution de 1917, malgré les dangers extrêmes qui menaçaient l’existence même de l’Etat soviétique, les Soviétiques ont ouvert des centres de recherche. Le développement scientifique consécutif à ces efforts a permis un développement industriel rapide.
Le Centre de Doubna (IURN)
Le Centre fut fondé en 1956 dans un but de recherche civile, « l’ambition était d’en faire une sorte de CERN (le centre européen de physique des particules établi à Genève) des pays socialistes, et un emblème de l’ouverture scientifique de l’URSS (…) Dès les années 1960, en pleine guerre froide, l’IURN a noué des relations fructueuses, et jamais interrompues depuis, avec le CERN, et de très nombreuses autres institutions scientifiques dans le monde entier.(…) Le Centre de Doubna s’est enorgueilli d’être un des champions mondiaux de la synthèse d’éléments lourds »[3] . Il s'est aussi distingué dans de nombreux domaines de la physique nucléaire et subnucléaire. « L'Institut a souffert durant les années Eltsine, mais il a pu en partie préserver ses acquis du fait de son statut d'organisation intergouvernementale internationale. Il est reconnu comme un des centres de recherche majeurs au niveau mondial. »[4]
Le retour en Belgique et à l’ULB
Après sa soutenance de thèse à Doubna, qui lui valut son doctorat en sciences physico-mathématiques, à la veille de son départ, Jean eut droit aux honneurs de l’organe de presse local Za kommunism ! (Pour le communisme !), auquel il déclara que l’ambiance de travail à l’Institut était très chaleureuse, et qu’il souhaitait maintenir des liens scientifiques avec ses anciens collègues de Doubna après son retour dans son pays.
En Belgique, Jean entre comme chercheur à l’Institut interuniversitaire des Sciences nucléaires, entame un second doctorat, et défend une nouvelle thèse avec succès. « Quelques années plus tard (1978), j'ai quitté l’université pour d'abord travailler dans le domaine de l'informatique documentaire puis, à partir de 1988, aux Services fédéraux de la Politique scientifique, où j'ai accompli l'essentiel de ma carrière. C'est ainsi que j'ai été notamment, en 2010-2013, président du Conseil de l'Installation européenne de rayonnement synchrotron (ESRF) et ai pu signer le protocole d’adhésion de la Russie à cette infrastructure de recherche. J'ai aussi pu retrouver Doubna dans le cadre d’un projet de coopération scientifique entre l’Union européenne et la Russie à partir de 2013. »[5]
Par son langage et les sujets qu’elle étudie, la recherche fondamentale semble loin de nos préoccupations immédiates. Sans elle, cependant, la plupart des innovations qui ont révolutionné notre quotidien seraient encore du domaine de la science-fiction. 30% de l’économie des pays développés repose sur des applications de la mécanique quantique[6] . Sans relativité généralisée, le GPS et ses nombreuses applications futures seraient inopérants. Malgré ces évidences, dans notre pays, où la loi du profit industriel immédiat domine, la vie d’un chercheur fondamental s’apparente encore souvent à un parcours du combattant.
*Editions Memogrammes, 7181 Arquennes, 20 €. Pour le commander, s'adresser au Centre des Archives du communisme en Belgique (Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. Tél. : 02/513 61 99)
[1] Doubna, p. 11
[2] Doubna, p. 192
[3] Doubna, p. 246-247
[4] Communication personnelle
[5] Communication personnelle
[6] Le doigt de Galilée, Peter Atkins, Université d’Oxford