Face à l'histoire du(des) communisme(s)

Il y a vingt ans -mars 1985-- les débuts de la perestroïka. Bientôt 90 ans : la révolution de 1917. Du "siècle des révolutions" qui s'écoula, que reste-t-il ? D'immenses transformations. Comment les ignorer et prétendre que le soviétiser ne fut qu'une parenthèse ? Même des libéraux russes en appellent aujourd'hui à un réexamen objectif de l'expérience soviétique, après une décennie de diabolisation médiatique.

Ce ne fut ni l'enfer, ni le paradis rêvé par les communistes. Entre l'Histoire réelle et "l'Histoire" fantasmée, il y a un fossé. Distinguer l'une de l'autre n'est pas évident, comme le montre la guerre froide rétrospective menée dans les réécritures convenues de l'Histoire "du" ou "des" communisme(s)1.

Qu'en ont fait les (post) communistes et leurs alliés et sympathisants après la chute du Mur ?

Bon nombre ont hâtivement "tourné la page", au nom de leur "identité française" ("évoquons Babeuf et Jaurès plutôt que Lénine, et surtout pas Staline"), ou alors "de nouvelles utopies", ou encore d'un alter mondialisme prudemment soustrait à la question de l'alternative au capitalisme, elle aussi discréditée après 1989.

D'autres "ex" ont rageusement cassé leurs jouets, renié leurs anciens idéaux, nié toute valeur autre que celles de "contre-exemples" aux héritages communistes et soviétiques. Attitude certes recommandable dans les milieux académiques et journalistiques où les anciens des PC doivent montrer patte blanche. Le reniement peut aller très loin. Face à l'Histoire, jusqu'à occulter le génocide nazi en territoire soviétique et le rôle décisif de l'URSS dans la victoire de 1945. Et dans les choix politiques, jusqu'à la participation aux guerres des Etats-Unis. Les plus politiques des "ex", d'ailleurs, ont choisi l'occasion de la chute du Mur pour radicaliser leur ralliement à la social-démocratie, elle-même dégagée de son réformisme et ralliée au libéralisme social. À l'Est, quantité d'"ex", il est vrai gens de pouvoir et non militants2, sont entrés en affaires et en mafias sans états d'âme.

Il reste bien sûr un "dernier carré" stalinien, accroché aux dogmes et au souvenir du socialisme rêvé, éventuellement accolé aux nationaux souverainistes d'état pour une raison compréhensible : la "chute du communisme" s'accompagne d'une offensive impérialiste contre les états "voyous" ou dérangeants - voir la Yougoslavie, l'Irak, la Géorgie, l'Ukraine etc…

Enfin, il y a des communistes qui cherchent une refondation de leur identité et de nouvelles voies vers l'émancipation sociale. Sans renier leurs idéaux ni tourner les pages trop difficiles à relire.

Relectures de l'histoire : les pièges classiques.

Dans les relectures de l'Histoire, on n'en finit cependant pas de retomber - toutes tendances confondues - dans les pièges classiques :

  1. Se focaliser sur l'Idée et le Parti. "La juste ligne" ou "l'Utopie au pouvoir". Impliquant la recherche de "faux prophètes" ou de "déviations" et de "traîtres" lorsque l'Histoire ne répond pas au programme prévu. C'est ainsi que les kremlinologues patentés n'ont pas vu venir la perestroïka, ni la gauche son basculement dans un capitalisme de choc.
  2. Moraliser. Juger, approuver, condamner. Au nom d'idées ou de valeurs morales "d'ici et de maintenant".
  3. Ignorer les contextes historiques. Ce que font par exemple ceux qui attribuent aux Bolchéviks une violence profondément enracinée dans l'Histoire de la Russie et de "notre" impérialisme.

Quelle "Histoire" peut-on écrire dans de telles trames ? Celle des vainqueurs, sans doute: voir l'actuelle criminalisation de l'URSS ou de la RDA. Celle des vaincus à l'une ou l'autre étape, écrasés de douleurs et de ressentiments. C'est bien là l'Histoire des idées qu'on se fait de l'Histoire, elle en est une partie, mais non le tout. Dans la tradition marxiste, apparemment bien oubliée, il s'agissait d'étudier, dans leurs interactions, les univers matériel et idéel des sociétés humaines.

Comment ne pas souscrire à la formule selon laquelle "les hommes font l'Histoire mais ne savent pas l'Histoire qu'ils font" ? En croyant "mondiale" la révolution de 1917, Lénine et Trotski ignoraient que les paysans russes l'entendraient autrement et que les ouvriers allemands ne suivraient pas. Les Bolchéviks n'avaient initialement programmé ni le partage des terres, qui leur permit de gagner le soutien des paysans, ni la NEP de 19213, qui s'imposa pour le regagner après les déchirures de la guerre civile. La crise de la société soviétique des années vingt et son dénouement stalinien débouchèrent sur une "construction du socialisme", une société que nul n'avait imaginée.

Plus tard, sa modernisation sous Brejnev aboutit à des résultats non moins inattendus. Tant les admirateurs de l'URSS que ses critiques occidentaux - libéraux, marxistes ou gauchistes-- ont largement méconnu les sociétés rurales, les singularités culturelles et nationales qui ont marqué la formation des "sociétés socialistes". D'où les "surprises" des années 80…et des technocrates actuels débarquant dans ces pays avec leurs "prêt-à-porter" mondialiste.

Comment en est-on arrivé là ? La question appartient à l'Histoire et non plus aux querelles idéologiques qui, pourtant, n'en finissent pas.

"Ni rire, ni pleurer, mais comprendre" aurait peut-être conseillé Spinoza aux curieux de cette Histoire.

Les communistes feraient un constat trivial en reconnaissant que le parti unique et la dictature bureaucratique, comme le fit remarquer dès 1918 leur camarade Rosa Luxemburg, ne pouvaient guère favoriser l'émancipation sociale. Cqfd.

Plus original serait le constat qu'en reproduisant les contraintes inévitables - dans le modèle industriel- du productivisme, du travail aliéné, du taylorisme, de la destruction de la biosphère, les "bâtisseurs du socialisme" ne pouvaient découvrir d'autres horizons que ceux du…capitalisme prédateur et, in fine, de la course au profit privé. Dans ce système mondialisé, y avait-il une place, du reste, pour une quelconque "perestroïka socialiste" ?

L'Histoire réelle (et non rêvée) des rapports sociaux en URSS (ou en Chine) serait déjà une manière de briser le "tabou" que partagent libéraux et communistes productivistes : la réflexion critique sur le "développement".


1. Il y eut UN idéal, UNE mouvance historique se réclamant des idées communistes, UNE Internationale (le Komintern de 1918 à 1943) mais une multiplicité de "communismes réels" - partis d'opposition, mouvements, parti-Etats.
2. Très souvent, les militants communistes d'opposition ne comprenaient pas la différence fondamentale entre eux-mêmes et les gens de pouvoir qui, à l'Est, se réclamaient de la même idéologie.
3. Abolissant le "communisme de guerre" (réquisitions et rationnement) contre lequel se révolta la paysannerie, la nouvelle politique économique de Lénine restaure, en 1921, un marché contrôlé, l'entreprise privée, la coopération librement consentie et, dans les villages, le pouvoir de fait des communautés paysannes.

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Commentaires   
#1 Elie Merenka 18-11-2018 20:17
Beaucoup de points intéressants dans ce texte, mais en arrière-fond, et comme d'habitude je dirais dans les partis communistes, toujours le même défaitisme par rapport au communisme:

«Les communistes feraient un constat trivial en reconnaissant que le parti unique et la dictature bureaucratique [...] ne pouvaient guère favoriser l'émancipation sociale. Cqfd.» : L'auteur pré-suppose donc la 'dictature bureaucratique' et le fait qu'il n'y a pas eu d'émancipation sociale. Mais de fait, la "dictature bureaucratique" est une critique gauchiste qui ignore complètement la situation post-tsariste de l'Urss, et qui a été une des favoris de la propagande anti-communiste "libérale". Et sous-entendre qu'il y n'y a pas eu émancipation sociale est une énormité objective.

«...en reproduisant les contraintes inévitables - dans le modèle industriel- du productivisme, du travail aliéné, du taylorisme, de la destruction de la biosphère, les "bâtisseurs du socialisme" ne pouvaient découvrir d'autres horizons que ceux du…capitalisme prédateur et, in fine, de la course au profit privé. Dans ce système mondialisé, y avait-il une place, du reste, pour une quelconque "perestroïka socialiste" »
Autant dire carrément : pas possible de «bâtir le communisme»!!! On va pas « éviter l’inévitable contrainte » quand même ! Le productivisme en question a amené de fait un gigantesque progrès social en URSS (et bcp plus loin par contagion) En quoi cela mènerait "inexorablement" à la course au profit privé? C'est selon moi un passage absurde, qui gâche le reste du texte.
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