La naissance d’un monstre
Nous pouvions, un moment, espérer naïvement que la pandémie soit le déclic pour un changement en profondeur de système économique. Le besoin d’une sécurité sociale généreuse et universelle et de services publics forts est maintenant indéniable : ils ont permis à nos sociétés de continuer à fonctionner, aux travailleurs empêchés de conserver un revenu et aux malades de ne pas être pénalisés deux fois (une fois par la maladie, une deuxième par la facture en soins de santé).
Organiser l’activité économique en fonction des besoins sociaux, plutôt que laisser libre cours à la course aux profits, tombe maintenant sous le sens.Des gouvernants ont pris des engagements : relocaliser l’économie, refinancer les soins de santé, abandonner la politique d’austérité permanente, …
Et pourtant, en réalité, les choix posés nous emmènent vers un capitalisme plus oppressant encore. Ce qu’on voit poindre, au fur et à mesure que la brume se dissipe, c’est la sacralisation, envers et contre tout, de la propriété, ce qui est inconciliable avec une économie sociale.
Le plus révélateur, ce sont les mesures qui n’ont PAS été prises :
- Il y a eu un moratoire sur les faillites, mais pas sur les licenciements. Or les entreprises, si besoin, peuvent mettre leurs travailleurs en chômage économique. Ceux-ci ne leur coûtent donc rien. Beaucoup des restructurations annoncées (Fedex-TNT, Bekaert, IBM, Makro, l’Oréal, Delvaux … ) ne découlent pas -ou peu- de la pandémie. Quand on demande l’union sacrée, quand le slogan est « Tous ensemble ; 1 équipe, 11 millions », ne peut-on pas exiger du patronat qu’il ne rajoute pas aux difficultés par des licenciements opportunistes ?
- Beaucoup de travailleurs ont perdu une partie importante de leur revenu, les mesures de soutien ne compensant que partiellement. Mais quel effort a été demandé aux propriétaires qui louent un logement ou une surface commerciale ? On aurait pu imposer une réduction des loyers à 70% (comme le chômage économique), ou leur suspension pendant quelques mois. Le Fédéral propose un rabais fiscal aux propriétaires qui acceptent de faire un effort. La Région Bruxelloise propose un prêt-loyer assorti de garanties pour les propriétaires qui acceptent de renoncer à une ou deux mensualités. Ainsi, pour les travailleurs, l’effort est obligatoire ; pour les proprios c’est sur base volontaire, avec un cadeau fiscal à la clef !
- L’urgence de santé commande de suspendre, au moins pour un temps, les droits de propriété intellectuelle (brevets) sur les médicaments et les vaccins qui peuvent enrayer la pandémie, pour qu’il n’y ait aucune entrave à leur production en masse et à leur large distribution à prix coûtant, dans tous les pays du monde. En avril 2020, la présidente de la Commission européenne avait promis que le vaccin contre le Covid-19 serait un bien universel. Mais depuis, rien n’a été fait en ce sens, au contraire. Après avoir subsidié la recherche, nous payons des marges commerciales sur les doses. La Commission promeut maintenant les « accords volontaires » entre sociétés pharmaceutiques pour augmenter la production.
- Le plan de relance prévoit de nombreux investissements publics pour regarnir les carnets de commande des entreprises. Mais lorsqu’il s’agit des salaires, alors revient l’austérité. Ainsi l’accord interprofessionnel définit en concertation, tous les deux ans, un cadre pour les augmentations de salaire. Pour lancer ces discussions, le Conseil Central de l’Economie estime quelle sera la progression des salaires dans les pays voisins. Il y a quelques semaines, il donne le chiffre de 0,4%, mais en précisant que la situation ne permet pas une prévision fiable. Le patronat saute sur l’occasion pour exiger un gel des salaires dans tous les secteurs, alors que tous n’ont pas souffert de la crise. Même aux Etats-Unis, le nouveau président veut doubler le salaire minimum. Une augmentation des salaires renforce d’autant la demande et donc la relance. Ainsi, en Belgique, la relance c’est uniquement pour les entreprises, sur fonds publics, mais pas pour les travailleurs !
- Les Etats ont dû lourdement s’endetter pour financer les mesures de soutien, les mesures sanitaires et le plan de relance. Il s’agit maintenant de savoir ce que deviendra cette dette : rembourser ou pas ? Qui, quand, combien, comment ? Lorsque cent économistes, en France, appellent à ne pas rembourser la dette COVID, les chiens de garde du système aboient : ce serait effrayer les investisseurs ; c’est illégal. Certes, ne pas rembourser cette dette c’est une forme d’impôt, très diluée, sur les avoirs financiers, donc sur une partie de la richesse. Pour les possédants ce serait surtout un précédent gravissime : ce serait l’affirmation politique que le bien commun prime sur la propriété. Mais s’il fallait rembourser cette dette, alors cela signifie un régime d’austérité pour des décennies.
Depuis des décennies, les dominants ont su profiter des crises pour renforcer leur emprise. Au point de les instrumentaliser, comme l’a décrit Naomi Klein dans « La stratégie du choc ». Il ne serait pas étonnant qu’ils se soient mis en ordre de bataille pour faire de même cette fois.
Le « tous ensemble » est un piège. Si on est tous dans le même bateau, ceux qui sont à la barre gardent le cap sur leurs intérêts privés.
Il est urgent de dépasser maintenant la sidération et le mirage de l’union sacrée si nous ne voulons pas, une fois encore, nous faire voler nos efforts et nos sacrifices.
Martin WILLEMS, permanent CSC-UF