D’Ieteren, Logistics Nivelles… on n’en est pas encore à une économie au service de l’humain
Martin WILLEMS, secrétaire syndical CSC-United Freelancers
Des dépenses publiques qui abreuvent les entreprises
Dans sa chronique matinale (Les coulisses du pouvoir, sur La Première radio de la RTBF), le 29 septembre, le journaliste Bertrand Henne faisait état d’une étude surprenante de la Banque nationale. Il en ressort que les dépenses publiques de la Belgique sont beaucoup plus importantes que celles de ses trois grands voisins (France, Pays-Bas et Allemagne) dans les subsides salariaux aux entreprises, c’est-à-dire toutes les mesures prises pour faire baisser le coût du travail pour les entreprises, notamment : l’exonération ou la baisse des cotisations sociales payées par les employeurs, les terrains concédés à faible prix et les infrastructures prises en charge par les autorités.
Toutes dépenses dont il est maintenant bien établi qu’elles n’aident en rien à la création ni au maintien de l’emploi, n’étant jamais soumises à conditions. Une entreprise ne va pas engager un travailleur, même subsidié, dont elle n’aurait pas vraiment besoin.
Par contre, la Belgique dépense moins que ses voisins dans la protection sociale : chômage, logement, pensions… Ainsi, ceux (le patronat) qui nous rabâchent à longueur d’année que notre protection sociale coûterait trop cher, qu’il faudrait baisser les allocations de chômage, les pensions et sortir de la logique de l’État social, sont en fait… ceux qui nous coûtent cher. Les véritables assistés ne sont visiblement pas les allocataires sociaux, mais les entreprises. Que ces aides ne soient pas conditionnées à la création d’emplois, à leur remboursement en cas de diminution de l’emploi, et ne soient pas réservées aux entreprises en difficulté, que le public paie des aides généreuses à des entreprises qui régalent ensuite leurs actionnaires de dividendes, est un scandale.
Plus largement, les entreprises dépendent énormément des dépenses publiques. Elles dénoncent régulièrement le « train de vie de l’État », soit le fait que les dépenses publiques de la Belgique constituent une part importante du PIB (52% en 2019, 60% en 2020), mais sont les premières à pleurer lorsque ces dépenses diminuent. N’oublions pas que les dépenses publiques sont en majorité… des commandes aux entreprises. Le budget santé part en honoraires et en profits des entreprises pharmaceutiques. Les dépenses de fonctionnement couvrent certes les salaires des agents publics, mais aussi de juteux contrats informatiques ou de sous-traitance. Les dépenses d’infrastructure alimentent les entreprises BTP (bâtiment et travaux publics) etc.
Logistics Nivelles
Le 22 septembre dernier, la direction du groupe de logistique Kuehne+Nagel a annoncé son intention de fermer son site de Nivelles (Logistics Nivelles), et de livrer dorénavant les magasins Carrefour depuis ses sites de Kontich et Kampenhout. Cela signifie le licenciement probable de 549 personnes ; on parle aussi de 150 emplois indirects. Le site appartenait à l’origine à Carrefour, qui a décidé en 2005 de sous-traiter cette activité ; le site a été cédé à Kuehne+Nagel, mais le groupe Carrefour en reste l’unique client. La combativité syndicale a toujours été grande sur ce site, ce qui n’a pas permis d’empêcher que les droits des travailleurs se détricotent progressivement. Déjà les conditions de rémunération des engagés plus récents ne sont plus celles des plus anciens. Ce n’est visiblement pas assez pour le groupe, et on peut suspecter qu’il y a là une volonté de casser définitivement cette combativité. Ce qui se passe est la conséquence inéluctable de la décision de Carrefour de 2005. L’objectif est encore et toujours de diminuer les coûts, et donc de transférer (se débarrasser de) leur personnel, puis de mettre le sous-traitant sous pression. A lui ensuite de faire le sale boulot : détricoter les conditions de travail et casser le rapport de forces syndical. Rappelons que le secteur de la grande distribution a prospéré pendant la crise du COVID. L’entrepôt de Nivelles a tourné à plein régime, et ces travailleurs sont parmi les travailleurs essentiels qui ont continué à travailler pour assurer notre approvisionnement.
D’Ieteren
Quelques jours plus tard, le 27 septembre, c’est la direction de D’Ieteren qui annonce son intention de fermer deux de ses garages : la carrosserie à Drogenbos et l’emblématique garage de la rue du Mail à Ixelles. Cela pourrait signifier le licenciement de 103 des 386 travailleurs. Cette annonce fait suite à plusieurs mois pendant lesquels la direction a voulu obtenir l’accord de la délégation syndicale pour diminuer les droits et avantages du personnel et allonger le temps de travail (pour le même salaire). Soi-disant pour aligner les conditions de travail sur « le marché ». Sous-entendu : le personnel de D’Ieteren serait trop bien payé. La direction a utilisé le chantage et la peur : sans accord de diminution des salaires, il y aurait des licenciements. La délégation et le personnel ont tenu bon. Ils ont même fait trois semaines de grève. Dès lors la direction met sa menace à exécution : elle ferme deux sites. L’entreprise a développé depuis longtemps un réseau de « franchisés » ou de garages partenaires. Chez D’Ieteren aussi, la combativité syndicale était forte. Les avantages du personnel sont le fruit des luttes passées. La solution de la direction pour contourner cela : fermer les garages « maison » pour travailler avec un réseau de garages indépendants.
Quand reprendrons-nous le contrôle ?
D’Ieteren, Carrefour, Kuehne+Nagel sont des entreprises de la logistique, de la distribution et de l’automobile. Ce sont des secteurs qui inévitablement devront drastiquement et très rapidement changer, et dont l’activité devra s’organiser en fonction de l’intérêt du plus grand nombre, et pas en fonction de l’intérêt de ses actionnaires. Cela signifie remettre en question le principe fondamental du capitalisme, car comment réorienter l’économie et réaliser une transition en profondeur, si seuls ces propriétaires peuvent décider ? La réquisition est indispensable.
La revendication du « contrôle ouvrier », le contrôle de l’économie par les travailleurs en fonction de l’intérêt social défini démocratiquement, retrouve toute son actualité. Hier, pour que l’économie assure le bien-être matériel de tous ; aujourd’hui, en plus, pour que l’économie n’aille plus de pair avec la destruction de notre environnement, et donc notre destruction. Ce 10 octobre était le jour de la grande manifestation pour le climat ! Mais dans un système où les mandataires élus se croient obligés de multiplier les cadeaux aux entreprises sans aucune contrepartie, dans un système où ces entreprises se voient comme les maîtresses du jeu et n’hésitent pas à presser toujours plus le citron, les travailleurs et la planète, la révolution à opérer est immense.
Transition ou concurrence ?
Dans le précédent numéro du DR, j’insistais sur l’importance d’une planification publique pour organiser la transition de l’économie, sans que ce soit, encore une fois, les travailleurs qui trinquent.
Voici un exemple. Je rencontrais mi-septembre des personnes désirant mettre sur pied une coopérative de livraison à vélo dans Bruxelles. Ils veulent faire mieux que les acteurs actuels du secteur : transport non polluant, de meilleures conditions de travail pour les livreurs, moins de déchets. Rapidement, nous constatons qu’il est illusoire de vouloir concurrencer les entreprises capitalistes et les transports motorisés polluants, puisqu’on ne joue pas avec les mêmes règles, et que vouloir faire socialement et environnementalement mieux prend plus de temps et coûte nécessairement plus cher. Pourtant il suffirait que les autorités décident (éventuellement avec un délai de transition) que les transports polluants, l’exploitation des travailleurs et les emballages jetables soient interdits, pour que ce genre de coopérative prenne automatiquement son envol.
Nous sommes actuellement dans la situation absurde où les initiatives allant dans le bon sens sont découragées et même empêchées par la concurrence d’une économie capitaliste prédatrice et polluante qui pourtant, dans un délai relativement court, devra disparaître, si on veut se donner une chance de transformer le monde à temps.
Former les travailleurs
Fin septembre, le ministre de l’économie Dermagne proposait d’octroyer des allocations de chômage aux travailleurs qui démissionnent pour se former à un métier en pénurie. Mais est-ce vraiment le rôle du chômage de financer la formation ? D’inciter à se former aux métiers en pénurie ? Et pourquoi ne pas plutôt former aux métiers d’avenir ? Veut-on vraiment former de nouveaux bouchers (alors qu’il faut notamment revoir notre consommation de viande) et de nouveaux conducteurs de poids lourd (alors qu’il faut rapidement passer à d’autres moyens de transport) ?
Mais ce qui a été le plus remarqué, c’est la violente opposition des milieux patronaux à cette proposition, alors qu’ils sont les premiers à s’affoler de la pénurie de main-d’œuvre dans certains métiers. La réponse tient sans doute dans le fait que l’allocation de chômage est un pan de la sécurité sociale qui, du moins partiellement, est financée par les cotisations sociales que les patrons paient sur les salaires. Ce que propose le ministre pourrait donc devenir la base d’un système dans lequel la reconversion des travailleurs (qui sera immense, tellement les besoins dans une société bas-carbone sont différents de ceux d’aujourd’hui) est partiellement financée par les cotisations sociales. C’est sans doute leur cauchemar de devoir, demain, contribuer à financer cette transition qui est pourtant indispensable à cause de leurs errements.
Transition, nouvel avatar du communisme ?
Régulièrement les forces de droite dénoncent les appels pressants à un changement de système pour éviter le réchauffement climatique, pour préserver la biodiversité, bref pour sauver l’environnement, comme une nouvelle variation du communisme ; comme si celui-ci, après une longue traversée du désert, avait trouvé là un prétexte neuf pour relancer ses « vieilles » idées et renouer avec la lutte des classes.
Mais, pour les communistes, il a toujours été évident que l’économie doit être au service des travailleurs et pas au service de la classe des propriétaires. Et que, dès lors, le contrôle de l’économie doit revenir à la collectivité ; que c’est à la collectivité de définir les besoins, les méthodes et de faire les grands choix économiques (que produire, comment, à quel coût…). L’urgence écologique ne fait que le démontrer plus crûment encore. Il ne peut plus être question de laisser tourner l’économie « en roue libre », de trancher les choix de production et de développement dans le seul intérêt des actionnaires, au risque de détruire l’environnement et donc de mettre en péril les chances de survie de chacun. Même si ces possédants étaient éclairés, humanistes et généreux : qui pourrait supporter, dans une société démocratique, que sa propre survie et celle de ses proches dépende de la « bienveillance » de quelques privilégiés ?
Oui, l’heure est – enfin – au communisme. Et pas parce que l’occasion ferait le larron. Mais parce que seule la poursuite du bien commun nous donne un avenir.